La transmission à distance d’informations avec des moyens à base d’électronique et d’informatique a modifié fondamentalement les conditions du désir d’expression de soi, que j’ai appelé en 2001 le « désir d’extimité ». Elle a donné à chacun la liberté de communiquer des éléments de sa vie intime au-delà de l’espace physique dans lequel il se trouvait, à des individus qu’il connaît éloignés temporairement de lui, mais aussi à des inconnus. Mais pendant une dizaine d’années, la communication à distance et la communication de proximité se sont opposées. Il y avait des moments pour l’une et des moments pour l’autre. C’était l’époque où, au sein d’un groupe, certains pouvaient s’isoler pour avoir des conversations intimes sur leur téléphone mobile. Mais la pratique des SMS à totalement changé la situation.
L’intimité définie par un espace social
Pendant des millénaires, l’être humain n’a eu la possibilité de communiquer en temps réel qu’en présence physique. Ce monde était inséparable d’une distinction clairement posée entre des espaces de communication publique dans lesquels la communication devait se conformer aux attentes sociales, et des espaces de communication intime dont les principaux étaient la chambre à coucher, et dans la religion catholique le confessionnal. Autrement dit, la distinction entre communication intime et communication publique s’appuyer sur des repères spatiaux que chacun était invité à respecter.
L’intimité définie par une intention
Les choses ont totalement changé avec l’invention des communications à distance, autrement dit des télécommunications. Ce n’est plus un espace défini par la société qui impose les règles du jeu. Chacun peut tenir un discours sur son intimité là où il le décide : « Mon intimité, c’est là où je veux et quand je veux ». A la limite, c’est l’intention du locuteur qui définit les règles. Un de mes amis en fit l’expérience au début des années 2000, alors qu’il préparait une conférence sur les blogs d’adolescents. Comme sa fille en tenait un, il lui demanda de pouvoir utiliser l’image de sa page d’ouverture. Sa fille lui répondit que c’était impossible car son blog était intime. Mon ami rétorqua que ça ne l’était pas puisqu’un très grand nombre de gens pouvaient la voir. La réponse de sa fille fut immédiate : « C’est public pour tout le monde, mais c’est intime pour toi ». Cette adolescente avait raison. La révolution ne faisait pourtant que débuter.
La pluri communication simultanée
En permettant à chacun de communiquer avec des personnes éloignées exactement comme avec des personnes proches, les télécommunications ont contribué à effacer la distinction entre un espace lointain et un espace de proximité. Mais jusqu’à l’invention du Smartphone, chacun devait choisir entre communiquer avec une personne éloignée ou avec celle qui était prêt de lui. C’est cette distinction qui a disparu avec l’invention de l’Internet mobile: chacun peut communiquer simultanément avec un interlocuteur proche physiquement de lui et avec un ou plusieurs interlocuteurs éloignés grâce à la pratique des SMS. Nous sommes entrés dans l’affaire de la pluri communication simultanée.
Le film Men Women and Children de Jason Reitman en donne quelques exemples. Dans une séquence, une adolescente – Hannah – se vante auprès de deux copines d’avoir réalisé une fellation. Face à elle, ses deux camarades lui posent quelques questions avec l’air intéressé. Mais on s’aperçoit qu’au même moment, elles échangent entre elles des SMS violemment satiriques sur la façon dont Hannah serait en train de frimer. Puis la cible change et l’une des deux filles qui se trouvaient échanger des SMS violent contre Hannah se trouve elle-même l’objet d’un échange par SMS particulièrement agressif de la part des deux autres, dont le visage continue pourtant à lui exprimer la même humeur complice. Ici, la jalousie, l’agressivité ou l’excitation suscitées par une situation ne sont pas réprimées, comme la vie sociale apprenait traditionnellement à le faire. Elles sont clivées et empruntent la voie parallèle des SMS pour s’exprimer librement sans aucun refoulement.
La dissociation permanente comme nouvelle manière d’être au monde
Ainsi, tout peut être dit et montré en temps réel… à condition de le faire transiter par le canal parallèle des échanges à distance de façon à en exclure certains interlocuteurs… à commencer par le principal intéressé. L’autocontrôle dans lequel le philosophe Norbert Elias voyait la grande conquête de la société occidentale change de nature. Il n’est plus fondé sur la répression des désirs et des émotions qui leur sont liées – ce que Freud appelait le refoulement – mais sur la dissociation entre deux espaces de communication publique : l’un qui fait intervenir le corps et la mimogestualités, et l’autre qui emprunte le langage écrit et transite par le réseau Internet. Une voie nouvelle à l’étude de la communication humaine est ouverte : comprendre à quel moment, et pour qui, ces deux canaux de communication peuvent être identiques, complémentaires ou contradictoires.