Le mot japonais Hikikomori désigne les adolescents et les jeunes adultes qui abandonnent leur scolarité pour rester dans leur famille. Ils n’ont pas de projet professionnel, ne pensent pas se marier ni avoir d’enfants, et ont en général très peu d’amis (mon blog du 29 avril 2012). Ce phénomène est parfois lié à une pathologie mentale identifiée (notamment une psychose, une dépression ou une phobie grave) et on parle de « Hikikomori secondaire ». Mais il peut aussi en être manifestement indépendant, et on parle de « Hikikomori primaire ». C’est évidemment cette seconde éventualité qui est la plus intéressante à étudier.
Un double désemboitement, psychologique et social
Certains chercheurs japonais parlent, pour désigner ce phénomène, de « désemboitement du lien social ». Mon hypothèse est qu’il n’y aurait pas seulement un désemboitement du lien social, mais un double désemboitement. Un premier désemboitement serait psychique et porterait sur la tension entre les attentes de l’entourage et l’importance pour soi de les réaliser. En principe, réaliser les attentes de nos proches augmente à la fois nos bénéfices relationnels avec eux et notre estime de nous-mêmes. Le phénomène hikikomori pose le problème de savoir si une augmentation trop forte de ces attentes ne produirait pas l’effet exactement opposé. Les élèves et les étudiants japonais sont en effet soumis à une très forte pression sur leurs performances. Cette pression est d’abord familiale, d’autant plus que beaucoup de parents empruntent de l’argent pour payer les études de leur enfant. Mais elle provient aussi des pairs : au Japon, contrairement à ce qui se passe en France, il ne s’agit pas d’être le meilleur, mais le meilleur de son groupe de façon à valoriser celui-ci. Le collégien ou l’étudiant japonais se sent donc constamment investi de la nécessité de réaliser les attentes des autres sur lui.
Le premier désemboitement que je vois dans le phénomène Hikikomori porte sur ce lien. L’adolescent refuserait tout d’un coup de prendre en compte ces attentes et renoncerait donc à appliquer les stratégies lui permettant de les réaliser, au premier plan desquelles se trouve le fait de continuer d’aller à l’école ou à l’université.
Ce désemboitement psychique se doublerait immédiatement d’un autre : le retranchement de certaines formes de socialisation. Il est difficile en effet de garder ses camarades quand on leur a donné le sentiment qu’on les a lâchés, et ce comportement peut aussi être vu par les voisins comme une forme de démission, voire une maladie honteuse. Mais il ne s’agit pas du retranchement de toute forme de socialisation puisque le Hikikomori peut sortir avec ses parents, faire les courses avec eux ou pour eux, participer à des loisirs avec eux, et qu’il peut, à la maison, faire la cuisine ou le ménage. Ce qui paraît le plus difficile au Hikikomori, c’est l’engagement dans un processus où il lui faudrait prouver à nouveau qu’il est le meilleur.
Agresser les autres à travers soi
Ce désemboitement psychique n’est donc pas dénué d’agressivité. Après avoir essayé de réaliser les attentes des autres sur lui (ses parents et ses pairs), tout se passe comme si l’adolescent qui s’engage sur cette voie décidait de laisser les autres se débrouiller sans lui. Et non seulement il renonce à porter les espoirs des autres, mais c’est lui maintenant qui se laisse porter. Dans le système scolaire intensif « normal », plus les parents poussent et plus l’enfant doit accélérer. Pour le Hikikomori, plus les parents poussent et plus il se comporte comme un poids inerte. C’est bien sûr un suicide scolaire, mais encore une fois, c’est aussi une agression contre les autres.
Le Hikikomori n’envisage pas d’autre moyen que de porter d’abord l’agression contre soi pour agresser son entourage de la trop forte pression qu’il a fait peser sur lui, Les proches sont des victimes collatérales de son auto-agression, ce qui contribue probablement à réduire notablement sa culpabilité. Mais la société japonaise lui laisse-t-elle un autre choix ?
Un problème social et familial autant que psychologique
La problématique « hikikomori » est donc autant sociale et familiale que psychologique. D’abord parce qu’au Japon, les attentes des parents sur chaque enfant sont considérables, particulièrement dans les couches moyennes de la société ou l’aspiration à une promotion est considérable. Or c’est dans ce milieu que se trouve la majorité des Hikikomori primaires. Ce comportement est en donc accord avec le phénomène général de la crise d’adolescence et de l’agressivité contre les modèles parentaux. Si ces modèles sont tournés tout entier vers la réussite scolaire, la crise d’adolescence porte naturellement sur l’abandon de la scolarité.
Par ailleurs, il arrive souvent que les parents qui font de grands efforts – voire des « sacrifices » – pour la réussite scolaire de leur enfant le dépossèdent de celle-ci en s’en attribuant le mérite. L’écrivain Annie Ernaux a décrit ce processus dans son roman Les Armoires vides : quand elle était adolescente, elle ne supportait pas que ses parents se gratifient de ses bonnes notes comme si c’était à eux qu’elle les devait, voire même comme si c’était eux qui les avaient eues ! Au Japon, les résultats d’un membre du groupe impliquent tout le groupe, et cela peut être valable de la part des pairs comme de la part des parents. Cette forme de dépossession pourrait être aujourd’hui difficile à supporter par des jeunes qui sont de plus en plus invités, notamment par Internet et la culture nord américaine, à valoriser des modèles plus individualistes.
Une souffrance vécue sans émotion particulière
Enfin, l’hypothèse de ce désemboitement psychique permettrait de comprendre que le Hikikomori ne manifeste pas de symptomatologie psychiatrique particulière. La coupure qu’il a opérée à l’intérieur de lui, de manière plus ou moins consciente, lui permet de gérer les émotions et les représentations déplaisantes qui auraient pu entraîner dans leur sillage une pathologie spécifique : dépression, abandon, persécution… En revanche, il semblerait que des Hikikomori qui sortent de leur crise (c’est-à-dire, à mon avis, de l’habit hikikomori qu’a revêtu chez eux leur crise d’adolescence) commencent à accepter l’idée qu’ils auraient pu être déprimés. Mais le désemboitement psychique qu’il ont mis en place a d’abord écarté d’eux ce qui leur aurait normalement permis de s’en rendre compte.
On peut donc faire l’hypothèse que ce désemboitement ne porterait pas seulement sur la dépendance de leur estime d’eux-mêmes à leurs relations aux autres, mais sur le lien entre les processus primaires et les processus secondaires, et donc sur la capacité d’auto représentation. Le jeune se déconnecterait de la perception des émotions qui devraient faire en sorte qu’il se sente honteux, coupable, triste ou angoissé de sa situation.
En tous cas, ne nous pressons pas trop de rabattre ce phénomène déroutant vers une nouvelle catégorie psychiatrique : ce serait dommage parce qu’il a tellement plus de choses à nous apprendre !