Mehdi Meklat et le mythe du double maléfique

par | 24 mars 2017 | Actualités, Blog, Clivage, Empathie, Jeune enfant, Nouveaux médias

Jusqu’en 2015, sous le pseudonyme de Marcelin Deschamps, Mehdi Meklat a incarné, selon ses propres termes, « un personnage honteux, raciste, antisémite, misogyne, homophobe, sur Twitter.« Et il ajoute : »Les propos de ce personnage fictif ne représentent évidemment pas ma pensée et en sont tout l’inverse.« Mais peut-on se dédouaner de propos qu’on a soi-même tenus en invoquant un »double maléfique » ?

Un clivage qui commence dès le berceau

Il est devenu habituel d’évoquer le rôle des réseaux sociaux instantanés comme Twitter sur la libération de la parole, et sur ce qu’on appelle pudiquement « un comportement décomplexé ». C’est exact que l’anonymat incite à « se lâcher », mais les choses commencent bien avant, et pour comprendre les comportements, il nous faut évoquer les processus psychiques qui sont derrière. Les enfants grandissent aujourd’hui dans un paysage audiovisuel agressif et hyper sexué qui empêche l’installation du refoulement et favorise au contraire le développement du clivage. En effet, alors que le refoulement est un processus de défense qui gère des désirs dans l’expression sociale est interdite, le clivage gère des situations dans lesquelles la violence de l’environnement menace les repères et l’équilibre du sujet. Et c’est le cas du jeune enfant confronté aux images qui l’environnent.

Ce clivage banalisé est donc très différent de celui qu’avaient décrit les premiers psychanalystes qui s’y étaient intéressés. Il n’est pas seulement un processus destiné à protéger contre des situations extrêmes telles qu’une agression sexuelle ou un traumatisme de guerre. Il est d’abord mobilisé chez le jeune enfant par les images de publicité, les couvertures de revue, les actualités télévisées, et l’ensemble des écrans familiaux qui contiennent bien plus de charges agressives et sexuelles qu’il n’est capable d’en gérer.

Le rôle des outils numériques

Cette aptitude au clivage est évidemment ensuite renforcée par l’utilisation des outils numériques. Les jeux vidéo invitent l’enfant à incarner plusieurs personnages et donc à gérer des identités multiples. Aussitôt qu’il va sur les réseaux sociaux, il pratique de façon plus réaliste encore cette capacité à endosser des identités d’emprunt : les garçons jouent à se faire passer pour les filles et les filles pour des garçons, et nombreux sont ceux qui se font passer pour plus âgés qu’ils ne sont. Sans compter la possibilité des attaques anonymes. Enfin, la fonction SMS des téléphones mobiles permet de mener en parallèle plusieurs conversations à l’insu des divers protagonistes : une conversation avec les personnes présentes physiquement autour de soi et d’autres avec des personnes absentes physiquement, mais présentes à travers le réseau.

Cette gymnastique mentale et sociale crée un paysage psychique totalement nouveau dominé par le morcellement et l’adhésion sans distance aux normes du groupe dans lequel on se trouve. Ce qui paraissait pathologique hier est devenu la nouvelle norme. Les désirs dont l’expression sociale est interdite ne sont plus frappés de refoulement de telle façon qu’ils pourraient générer une névrose ou bien trouver une expression sublimée dans diverses formes de création. Ils cohabitent dans des espaces séparés et sont activés à tour de rôle selon les possibilités de l’environnement. La preuve en est que chez les artistes eux-mêmes, le travail de création a moins pour objet l’expression de désirs refoulés, qui n’existent d’ailleurs plus, que le rapprochement inattendu, provocateur ou poétique, d’objets ou d’images évoquant des situations ou des états mentaux habituellement clivés.

Un nouveau paysage psychique

Une fois admis que toutes les parties clivées d’un individu font partie au même titre de sa personnalité, il serait absurde de décider que la personnalité de chacun serait plus présente dans ses comportements socialement acceptables que dans ceux qui ne le sont pas. Et sur le plan social, ce serait évidemment encourager l’expression non contrôlée des parties clivées de chacun, notamment sous le couvert de l’anonymat permis par Internet. Deux erreurs sont donc à éviter. La première serait de considérer ces personnalités comme pathologiques et vouloir quelles intègrent leurs parties clivées dans une personnalité unifiée comme le XXe siècle l’a cru possible à un moment où l’environnement technologique était différent et organisait une relation à soi et aux autres différente elle aussi. La seconde erreur serait de considérer que l’autorégulation par chacun de ses comportements sociaux s’arrêterait là où le clivage commence. Bien au contraire, plus la culpabilité s’efface, en lien avec le déclin de la famille autoritaire et du refoulement, et plus il est important de rappeler les lois qui organisent la possibilité de la vie collective. Ne considérons pas les personnalités clivées comme pathologiques, puisque le clivage est devenu un processus psychique général et quasiment une nouvelle normalité, mais n’exonérons aucune de leurs facettes des sanctions pénales que leurs comportements peuvent appeler. Le « double maléfique » est une mythologie inventée à une époque où le refoulement régnait en maître et où le clivage, en tant que processus exceptionnel et extrême, suscitait la fascination du grand public et l’incompréhension des psychologues. Mais cela a changé. La personnalité unifiée a disparu du paysage social, il nous faut apprendre à vivre avec des parties clivées. 
La liberté d’expression dont bénéficie aujourd’hui notre culture permet mieux que jamais d’éprouver et de penser la violence sans plus se la cacher. Mais il serait dramatique que disparaisse dans le même moment l’indispensable distinction entre vie psychique et vie publique. S’il est essentiel de ressentir et de penser violent, il l’est tout autant de ne pas agir violent, y compris dans cette forme de violence particulière que sont les mots.

De culpabilité, il n’y en a plus, et le paysage politique, hélas nous le rappelle chaque jour. Il ne s’agit pas de réapprendre le refoulement, qui consiste justement à cesser d’éprouver avec le risque de la névrose, mais d’apprendre l’autorégulation, qui est la condition majeure de l’aptitude à vivre ensemble.