Parler le numérique sans mots et sans images: « Gala », de Jérôme Bel

par | 4 décembre 2015 | Blog, Culture, Danse, Internet

Il est devenu habituel d’assister à des spectacles métissés associant la danse, le théâtre, les images, voire l’improvisation. Et certains utilisent même dans leur chorégraphie des smartphones ou des robots. Mais Gala, le dernier spectacle de Jérôme Bel, prend les choses par un tout autre bout. Il intègre les principaux bouleversements provoqués par la culture associée aux objets numériques sans jamais y faire allusion directement, et encore moins les montrer.

« Medium is message »

Tout débute par une projection de photographies représentant des salles de théâtre et d’opéra. Les spectateurs réunis pour assister à la chorégraphie de Jérôme Bel sont donc d’abord invités à contempler des dispositifs scéniques du monde entier filmés depuis la salle. Puis le point de vue de ces images change et ils les voient du point de vue de la scène comme si, cette fois, ils y étaient acteurs. Cette longue séquence inaugurale nous invite à accepter l’idée chère à Mac Luhan : « Medium is message ». Autrement dit, c’est l’utilisation d’un medium qui porte son message essentiel, et le message n’est là que pour justifier l’emploi que nous faisons du médium. Appliqué aux arts de la scène, cela signifie que c’est la scène qui fait le spectacle et pas le spectacle qui fait la scène. Jérôme Bel nous prépare ainsi à l’idée que ce que nous allons voir n’est finalement pas si différent de ce que nous pourrions croiser dans un bal populaire, un karaoké de quartier ou même une fête familiale. Une fois installé sur une scène, tout cela devient spectacle. Enfin, par l’inversion des places à laquelle ces images nous confrontent – d’abord celle d’un spectateur observant l’espace de la scène, puis celle d’un acteur contemplant la salle vide -, Jérôme Bel nous introduit à accepter une dernière idée : c’est nous, les spectateurs, qui pourrions être sur la scène, tandis que les acteurs qui vont bientôt s’y trouver pourraient être à la nôtre.

Tout le monde est égal a priori, et différent

Le spectacle commence. Il est constitué d’amateurs plus ou moins compétents, mais tous ont la même place. Tous, alternativement, présentent quelque chose et jouent ensemble. On retrouve évidemment ici l’idée chère au monde numérique dont Wikipédia est le paradigme : tout le monde vaut tout le monde dans sa prétention à contribuer à l’organisation collective, et toutes les participations doivent être considérées avec un égal intérêt. Tout le monde est différent, personne n’est bon en tout, chacun est meilleur dans une chose plutôt que dans une autre, et c’est cela qui importe.

Une culture théâtrale généralisée

Un second aspect de la culture Internet consiste dans le goût du théâtre. Il ne s’agit pas de se faire passer pour qui on n’est pas avec l’espoir de tromper, mais de montrer qu’on est capable de se faire passer pour qui on n’est pas, sans cesser pour autant d’être soi-même. Ce n’est pas « être comme », mais « faire comme », et cela change tout. On passe d’une situation de simulation à une situation de théâtre, de l’identification imaginaire à l’imitation ludique. La séquence pendant laquelle chaque participant est invité à faire « comme Michaël Jackson » est exemplaire de ce point de vue. Il ne s’agit évidemment pas pour chacun d’entre eux de faire croire qu’il puisse être Michaël Jackson, mais de montrer qu’il est capable de faire quelque chose qui évoque suffisamment Michaël Jackson pour que l’on puisse dire de lui qu’il a réussi à nous faire imaginer, et voir mentalement, le chanteur culte qu’à l’évidence il n’est pas. Cette culture théâtrale généralisée est aujourd’hui largement partagée sur Internet. Elle l’est dans les fameux Tutos au cours desquels les adolescents s’improvisent bricoleurs ou donneurs de conseils dans des domaines que, manifestement, ils connaissent fort peu, mais dans lesquels ils prennent manifestement un grand plaisir à faire semblant de se faire passer pour un expert compétent… sans en paraître d’ailleurs jamais absolument convaincus. C’est également le cas avec les Youtubeurs et Youtubeuses dont il est si souvent question aujourd’hui. Et c’est bien entendu aussi ce même désir d’être capable de montrer qu’on peut se faire passer pour qui on n’est pas qui explique le formidable succès de l’application Dubsmash, qui permet à chacun de se filmer en train de faire du playback sur des cris d’animaux, des phrases célèbres du cinéma, ou des jingles musicaux.

Ajoutez à cela l’acceptation manifeste, par chacun des intervenants de Gala, de ses limites et de sa vulnérabilité, et vous comprendrez pourquoi le spectacle de Jérôme Bel est beaucoup plus qu’une mise en scène parodique utilisant des amateurs là où on s’attendrait à voir des professionnels. C’est un spectacle sur l’acceptation par chacun de sa propre fragilité autant que de celle de l’autre, et sur la tentative toujours ratée de faire œuvre commune. C’est l’anti Star Académie, et le bonheur manifeste qu’ont les spectateurs à partager celui des acteurs et peut-être la meilleure illustration qui nous soit actuellement donnée dans un spectacle de savourer le bien-être ensemble.