Procès DSK, la faute à l’empathie ?

par | 15 juin 2015 | Actualités, Blog, Empathie, Éthique, Violence

« DSK relaxé, l’instruction condamnée », titre un article du Monde des 14-15 juin 2015. Et il en rend notamment responsable « la foi sans réserve – et empathique – que les juges d’instruction semblent avoir accordé au récit des ex-prostituées dans la mise en cause de certains prévenus ». Mais est-ce bien de cela dont il s’agit ?

Empathie excessive ou empathie complète ?

Écartons d’emblée le contresens que l’article du Monde fait sur le mot d’empathie. Elle n’est pas en effet « la foi sans réserve » qu’il évoque. Celle-ci serait plutôt la contagion émotionnelle qui conduit à se confondre avec son interlocuteur et à perdre tout repère personnel. L’empathie est différente, et aussi plus complexe puisque elle comporte trois dimensions : la capacité de comprendre les émotions d’autrui, celle de comprendre ses intentions et ses pensées, et enfin la capacité de se mettre émotionnellement à sa place. Les deux premières dimensions de l’empathie, couramment appelé « empathie émotionnelle » et « empathie cognitive », peuvent tout aussi bien être mises au service de la manipulation d’autrui que d’une attitude altruiste à son égard. C’est la troisième dimension de l’empathie, c’est-à-dire la capacité de se mettre émotionnellement à la place de l’autre, qui est au fondement de l’empathie morale. Bien qu’elle puisse pas être confondue avec celle-ci, elle la rend néanmoins possible en ouvrant la voie à la possibilité de la réciprocité.
Revenons à ce procès. On ne peut pas nier que les accusés aient été doués d’une grande empathie cognitive car ils ont su mettre au point un système destiné à échapper aux arguments de la justice. En revanche, il paraît tout aussi évident que leur attitude vis-à-vis des prostituées qu’ils utilisaient témoignait d’une absence totale de la capacité de se mettre à leur place. Face à une telle attitude, les juges non pas fait preuve d’une empathie excessive, ils ont tout simplement fait preuve d’une empathie complète. Le fait que certains des magistrats qui ont instruit ce procès (dans lequel les victimes désignées étaient des femmes) soient également de sexe féminin, n’est sans doute pas étranger à cette attitude. En estimant recevables les plaintes des prostituées, ils ont opposé, probablement plus ou moins consciemment, une empathie complète à l’empathie tronquée et manipulatrice de DSK et de ses complices. Ont-ils eu tort ? D’un côté, la capacité de se mettre émotionnellement à la place d’autrui et de comprendre sa souffrance et sa plainte, peut poser des problèmes à toutes les personnes ayant position d’autorité, dont on attend un comportement régi par les seuls principes. Mais d’un autre côté, l’empathie est aussi parfaitement congruente avec les principes moraux les plus importants de notre société, à savoir la sollicitude et la justice.

Un procès contre l’humiliation faite aux femmes

C’est pourquoi ce serait à mon avis se tromper gravement sur les juges qui ont instruit ce procès que de les suspecter d’avoir voulu dénoncer chez DSK des pratiques sexuelles non conformes à la morale, comme ont parfois tenté de le faire ses avocats pour les discréditer. Leur attitude s’explique à mon avis bien mieux par le fait qu’ils ont compati à la double humiliation infligée aux prostituées recrutées pour la jouissance de l’accusé le plus notoire. Car c’est bien d’humiliation dont il s’agit, au-delà d’un phénomène de prostitution que notre société, au moins jusqu’à ces derniers temps, a largement légitimé. La sexualité, chez tout être humain, est un révélateur de sa relation aux autres et au monde. Or celle de DSK, telle que largement projetée dans le débat publique, ne relève en rien du « libertinage », mais tout entier d’un désir d’emprise absolue sur l’autre qui justifie à mon avis pleinement le qualificatif de « Sardanapale des temps modernes » qui lui a été accolé, la grandeur en moins. L’humiliation infligée aux prostituées a d’abord consisté dans le fait de les obliger à s’engager à accepter tout ce que leur « utilisateur » pourrait leur faire en renonçant d’avance à toute possibilité de s’en plaindre. Et une seconde humiliation résidait dans le fait qu’il leur fallait cacher à ce même utilisateur qu’elles faisaient les choses pour de l’argent et qu’elles n’en avaient non seulement pas de plaisir, mais même parfois de la souffrance, alors qu’il était évident que celui-ci le savait. Autrement dit, elle avaient à la fois interdiction de communiquer sur leur douleur, et de communiquer sur la situation qui leur interdisait de s’en plaindre. Si attitude morale il y a eu de la part des juges qui ont décidé de poursuivre Dominique Strauss-Kahn, il ne s’agit donc pas d’une moralité liée au choix de certaines pratiques sexuelles, mais d’une moralité empathique capable de prendre en compte le critère de sollicitude pour la victime. Le problème est évidemment que la moralité empathique ne suffit pas à instruire un procès. Le fait que plusieurs de ces magistrats aient été des femmes pourrait relever de ce que l’on appelle en psychologie un « biais de familiarité ». Il est très probable que des juges de sexe masculin n’auraient pas éprouvé la même empathie pour les traitements doublement dégradants imposés par Strauss-Kahn à ses victimes. N’oublions pas qu’au moment de l’affaire du Sofitel, DSK a bénéficié d’une avalanche de manifestations d’empathie de la part de la gent masculine occupant la sphère médiatique !

L’empathie victime d’un « biais de familiarité »

Une fois reconnu ce « biais de familiarité », force est de constater qu’il n’est pas particulier à ce procès. Une littérature abondante montre à quel point les magistrats et les juges sont enclins à privilégier les membres de leur catégorie sociale, quand ce n’est pas leurs amis ou les amis de leurs amis. Il y a donc tout lieu de se réjouir du fait que, pour une fois, ce biais de familiarité ait profité aux victimes d’une vaste entreprise d’humiliation, car c’est bien de cette jouissance-là dont il s’agissait, dont la mise en scène sexuelle n’était que le prétexte. Il est vrai que, de même que le harcèlement moral est reconnu, mais difficile à prouver, cette forme de harcèlement qui a abouti aux plaintes portées contre DSK – y compris celle qui lui a valu son inculpation à New York – l’est plus encore.
Une autre leçon de ce procès est d’avoir magistralement révélé l’échec qu’il y a à vouloir organiser des confrontations entre un harceleur et sa victime. L’intention est évidemment ambitieuse, mais de telles situations, lorsqu’elles opposent des victimes fragiles à des humiliateurs rusés et endurcis, ne peut que tourner qu’à la déconfiture des premières. Car le harceleur se montre en règle générale aussi insensible aux souffrances qu’il a imposées à ses victimes devant un prétoire que dans la situation initiale qui l’y a conduit. C’est pourquoi de telles confrontations ne devraient être organisées qu’à la condition que la victime ait été préalablement aidée à pouvoir supporter cette confrontation, et aussi que l’on se soit assuré que l’agresseur soit capable de se mettre émotionnellement à la place de la victime. Or non seulement c’est loin d’être toujours le cas, mais c’est même plutôt la situation exactement contraire qui prévaut. Face à une personnalité douée d’une extrême capacité à comprendre à la fois les émotions et les représentations du monde de ses interlocuteurs pour mieux les exploiter – ce que prouve abondamment son parcours personnel -, les juges ont présumé de sa capacité à se mettre émotionnellement à la place d’autrui.
Enfin, pourquoi les prostituées plaignantes ont-elles finalement retiré leurs plaintes ? Tout simplement parce qu’elles se sont aperçues qu’elles n’obtiendraient jamais ce qu’elles désiraient, c’est-à-dire un mot de compassion, pour ne pas dire de repentir, dans la bouche de celui dont la jouissance principale était de les contraindre à faire ce qu’elles ne voulaient justement pas faire.
J’habiterais en Chine, au Pakistan ou en Irak, ce dénouement hélas prévisible m’apparaîtrait comme la conséquence logique d’un système. Mais j’avoue en être choqué dans un pays qui se targue d’être la patrie des droits de l’homme, et donc de la femme.