L’image funambule ou La sensation en photographie

10 juillet 2011Ecrits

Grâce aux progrès de l’électronique, il est devenu de plus en plus difficile de rater une photographie… du point de vue technique au moins. Avec les appareils Sonar Autofocus, la mise au point est devenue à la fois automatique et instantanée. Les touristes emmenés par autocar climatisé dans des endroits repérés à l’avance n’ont pas le temps de se marquer durablement dans la mémoire. Qu’importe. Grâce à la petite boîte noire, les impressions visuelles du voyage pourront être ranimées au retour. Une fois rentré chez lui, le touriste pourra retrouver les endroits « vus » et se familiariser avec eux, en image tout au moins. En effet, c’est leur image seule qui aura été emprisonnée, et encore très partiellement. Les accompagnements sonores, olfactifs, thermiques qui font partie de tout environnement sont radicalement laissés pour compte par la photographie, mais aussi l’organisation d’un espace qui donne à son tour une signification au corps qui s’y trouve. L’architecture en souffre tout particulièrement. Les rapports de profondeurs et de volumes par lesquels un architecte a tenté d’imposer le pouvoir d’un empereur ou la présence d’une Divinité se trouvent réduits par la photographie à de purs jeux de formes. La photographie est l’art désacralisant par excellence.

Certains parmi ces touristes, utiliseront peut-être des appareils jetables. Achetés à l’occasion d’un voyage et perdus au moment du développement (le boîtier carton d’un « jetable » n’est jamais rendu), ces appareils désignent immanquablement ceux qui les utilisent pour être des adeptes très épisodiques de la photographie. Si tous les touristes photographes sont plus ou moins des amateurs, le possesseur d’un jetable est bien souvent un amateur d’un seul voyage, voire d’un seul jour. Pourtant, ce sont ces appareils et d’autres initialement réservés aux enfants, comme les instamatics – que Bernard Plossu, et d’autres photographes professionnels, ont élu comme outil de leur travail. Mais leur démarche est aux antipodes de celle des touristes évoqués plus haut. Alors que ceux-ci choisissent un appareil léger et maniable pour s’épargner la peine de regarder, les photographes dont nous parlons l’adoptent pour la raison inverse. Non pas pour s’épargner le temps de plonger dans le monde, mais au contraire comme moyen de se laisser absorber plus complètement par lui. Les photographies qui en résultent ne sont pas toujours différentes de celles que pourrait produire un appareil plus sophistiqué. Mais elles nous indiquent un autre rapport possible à la photographie, et, pour certaines, nous introduisent à une compréhension différente de l’image.

1. La photographie comme acte et comme image

La photographie a toujours été partagée entre deux grandes tendances. Pour certains photographes, leur technique est un moyen de réaliser leurs aspirations artistiques personnelles. Ce courant, d’abord placé sous le signe du pictorialisme, s’est épanoui ensuite à travers diverses formes de recherches esthétiques, qu’elles soient qualifiées de classiques, baroques, surréalistes, etc. C’est bien souvent sur la voie de cette inspiration que s’engagent les conseils des revues spécialisées et des stages pour amateurs.

Pour d’autres, au contraire, la photographie est un moyen d’exprimer leur perception fugitive du monde, de l’espace et de leurs émotions. La possibilité de photographier à tout moment sans autre geste que celui d’appuyer sur le déclencheur en est le moyen privilégié.

En fait, cette opposition recouvre plutôt le choix d’une disposition mentale que celui d’un type d’image.

Toute photographie participe en effet à la fois d’un temps de la perception et d’un temps de la composition de l’image, c’est-à-dire d’un temps de l’impression et d’un temps de l’expression. Le temps de l’impression peut être dominé par le sentiment du beau et l’émotion esthétique, mais aussi par la colère, l’indignation, la honte et le désir de dénoncer ce qu’on réprouve. Et le temps de l’expression intervient dès la décision de photographier pour se prolonger dans le travail sur le négatif ou le positif de l’image. C’est-à-dire que la distinction entre une photographie de mise à distance du monde et une photographie de participation intime avec lui ne recouvre pas la classique division entre le moment de la prise de vue et celui du développement, pas plus qu’elle ne recouvre l’opposition entre des photographes préoccupés d’un seul point de vue esthétique et d’autres qui seraient préoccupés par l’intensité humaine ou sociale de leurs images. Elle nous introduit à un nouveau partage de la photographie envisagée indissolublement comme acte et comme image, à l’inverse de la façon dont elle est si souvent utilisée pour être « devant » le monde. La première de ces tendances participe des origines de la photographie et de son histoire au même titre que la recherche des belles images. Elle rejoint ce que Walker Evans, dans les années 1930, appelait « l’enregistrement pur », c’est-à-dire une disponibilité à l’acte photographique dégagée de toute autre préoccupation que celle de déclencher la prise de vue.

2. Histoire de l’« appareil jouet »

La photographie a longtemps développé des procédures techniques lourdes qui l’apparentaient à la peinture sur chevalet : transport et conservation des plaques, installation de l’appareil sur un pied face à l’objet photographié, attente de la bonne lumière, etc. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, les premiers Kodak sont apparus, certains photographes professionnels les ont méprisés. Pour eux, il s’agissait d’appareils destinés au grand public dont les images n’égaleraient jamais en qualité celles produites par leurs volumineuses chambres noires. Pourtant, au même moment, d’autres s’enthousiasmaient pour les possibilités de cette nouvelle technologie légère. Le premier est probablement Frédérik I. Monsen. Cet émigrant norvégien photographia les tribus indiennes Navaro du sud-ouest des Etats-Unis avec un Kodak petit format dès 1894. Il raconte comment il utilisa progressivement des appareils de plus en plus petits et de plus en plus maniables. « Après en avoir bavé plusieurs années avec un appareil 18×22, j’en ai changé pour un 14×17 avec lequel j’ai travaillé un an ou deux, quand j’ai fait l’acquisition d’un 11×14 et, peu après, d’un 8×10. Et ainsi j’ai avancé gaiement, mes appareils devenant plus petits et mon travail plus facile, jusqu’à me procurer un appareil 5×7 » (in Current K., 1978, traduction personnelle). Lors d’une exposition de ses photographies, en janvier 1907, le critique d’art du New York Evening Post s’émerveilla de leur qualité. Il déclara : « Je ne comprends pas comment vous êtes arrivé à mettre tant d’effet immensément artistique avec un Kodak, alors que les gens de la « caméra » (c’est-à-dire de la chambre noire) font tellement plus de bavardages et produisent tellement moins » (ibid.).

L’invention de l’Ermanox, aux alentours de 1925, s’accompagna du même enthousiasme de la part de certains photographes. Le plus connu d’entre eux est Erich Salomon. C’est lui qui, le premier, tenta de photographier des gens à l’intérieur sans qu’ils s’en rendent compte. Ses images sont vivantes parce qu’elles ne sont pas posées. Ce n’est plus la netteté d’une image qui lui donne sa valeur, mais l’émotion qu’elle suscite.

Enfin, il est intéressant de remarquer qu’un appareil aussi sophistiqué que le Leica, au moment de sa sortie sur le marché, fut apprécié par certains photographes pour les mêmes raisons. Ainsi Gisèle Freund raconte qu’elle se présenta, munie de son Leica, à la Bibliothèque Nationale, afin d’en réaliser des images dans le cadre de sa première commande officielle. En apercevant son petit appareil, le conservateur lui déclara : « Ce n’est pas sérieux, revenez avec un vrai appareil professionnel ». Gisèle Freund se rendit alors au Marché aux Puces et y acheta un vieux modèle en bois de format 18×24 qu’elle posa sur un pied. Après le départ de l’autorité qui l’avait accompagnée dans la salle de lecture, elle réalisa une série d’images au Leica en passant totalement inaperçue. Ses photographies eurent un grand succès. Elles présentaient une qualité d’atmosphère et de vie que les photographies réalisées avec les appareils volumineux n’avaient pas. Ainsi deux courants coexistent-ils dans la photographie depuis ses débuts. Le premier réunit les partisans de la netteté de l’image, de la clarté de ses plans successifs et de la composition arrangée. Le second regroupe les tenants d’une photographie plus émotionnelle. C’est à eux qu’appartient Bernard Plossu pour qui Monsen fut « le premier pionnier de l’instamatic ».

Bernard Plossu est de ceux qui ont commencé le plus tôt – c’est-à-dire pratiquement dès la fin des années 1960 – à utiliser des appareils bon marché. Est-ce parce qu’il avait découvert la photographie avec un Brownie Flash offert par son père au moment de son adolescence ? Toujours est-il qu’il a toujours utilisé – et apprécié – les appareils destinés aux enfants. Dès 1970, il utilisait un Agfamatic Sensor et un Instamatic Kodak pour réaliser tantôt des miniatures et tantôt des grands formats. Il s’enthousiasma pour les Stretch – c’est-à-dire les appareils panoramiques jetables – dès leur apparition sur le marché en 1989. A tel point qu’il utilisa ces appareils pour réaliser des commandes en Inde, au Mali et en Turquie. Depuis 1992, il utilise également régulièrement un Prestinox Panoramic, et parfois un Canomatic acheté 2000 pesetas en Espagne, dont il dit qu’il « voila délicieusement beaucoup d’images »…

Bien que Bernard Plossu ait été conduit à développer cette pratique de façon solitaire et en continuité avec ses propres préoccupations, il se rattache à un courant qu’on pourrait appeler celui de « l’appareil jouet ». En effet, Monsen, il y a près d’un siècle, déclarait que pour la plupart de ses amis professionnels, le Kodak n’était qu’un « jouet » sans intérêt pour le travail sérieux. Et aujourd’hui, c’est avec des appareils vendus comme jouets pour les enfants que certains photographes ont justement choisi de travailler.

Un numéro de la revue madrilène Photovision, paru en 1981, a rassemblé plusieurs de ces partisans de la simplicité et de la spontanéité. Il ne s’agit pas pour eux de montrer qu’un « bon photographe » peut faire de « bonnes photographies » même avec un « appareil minable », mais de promouvoir un rapport différent à la photographie à la fois comme image et comme pratique. En effet, ces photographes insistent autant sur le rapport que le photographe entretient avec le monde au moment de la prise d’image que sur le type de photographie qui en résulte. Nancy Rexroth aux Etats-Unis et Dagmar Hartig en Europe sont, avec Bernard Plossu, parmi les pionniers de ce courant, auquel se rattachent également Manuel Miranda, David Rasmus, Sally Gall, Dominique Gaessler et Daniel Canogar. Ce dernier est en particulier l’auteur d’intrigantes images prises au ras du sol avec des appareils achetés 500 pesetas dans les supermarchés espagnols. Signalons encore l’américain Daniel Price, absent du recensement déjà ancien de Photovision, et qui mène un remarquable travail avec ce type d’appareil en Oregon.

Nous comprenons mieux l’importance de leur travail en quittant le domaine historique pour nous intéresser aux multiples composantes de toute image, et en particulier de toute image photographique.

3. Les trois pouvoirs indissociables de l’image

Notre compréhension des images souffre d’une double hégémonie : celle du verbe et celle du sens. Côté verbe, l’image – et en particulier la photographie – a été abondamment critiquée : la triple impossibilité où elle se trouve de signifier la durée, la temporalité et les articulations signifiantes l’a faite rapidement – et durablement – dénoncer comme très inférieure au langage verbal. Cette condamnation a été récemment tempérée par la reconnaissance du pouvoir qu’a l’image d’évoquer, mieux que le langage, le cortège de sensorialités appelé par toute représentation. Par contre, l’hégémonie du sens règne toujours en maîtresse sur l’image. Pourtant, voir une image, ce n’est pas seulement être confronté à ses représentations et à ses significations possible ; c’est également voir que cette image, le monde et soi-même pourraient être différents ; et c’est aussi être porté et tenu par l’image, et éventuellement y être porté et tenu avec d’autres.

C’est pour rendre compte de ces multiples caractéristiques des images que j’ai proposé d’envisager leurs pouvoirs de trois points de vue à la fois distincts, complémentaires et indissociables.

1.- Toute image a des pouvoirs de représentations organisés autour de la capacité de l’image de pouvoir figurer un objet absent. Ces pouvoirs trouvent leur origine dans la constitution de l’image psychique de l’objet qui donne celui-ci comme psychiquement présent alors qu’il est perçu comme réellement absent (à la différence de l’hallucination dans laquelle l’objet absent en réalité est perçu comme réellement présent). Ces fonctions correspondent en particulier à l’utilisation d’une image pour évoquer un absent ou un défunt. La facilité de production et de manipulation de la photographie lui donne une place privilégiée dans ce domaine. Nous glissons dans notre portefeuille les photographies de ceux que nous aimons.

2.- Toute image a des pouvoirs de transformation organisés autour de la mise en jeu des opérations psychiques de fusion-défusion et d’union-séparation. Pour bien comprendre cet aspect, il faut avoir à l’esprit que les premières images, tant psychiques que matérielles – ce sont les premières traces laissées par l’enfant entre six et douze mois -, naissent dans l’indifférenciation. Dans ses premières représentations mentales, l’enfant qui tête est à la fois la bouche, le sein (ou la tétine) et leur mouvement l’un vers l’autre. Et, de la même façon, les premières traces réunissent dans une figure unique, qui est alors un simple trait, la mère, l’enfant et leurs mouvements l’un vers l’autre. De ces caractéristiques, l’image reste toujours tributaire à la fois dans les possibilités de transformation qu’elle soutient et dans la nostalgie de la confusion primitive dont elle reste porteuse. Ces pouvoirs de transformation sous-tendent en particulier les pouvoirs magiques attribués à l’image. Certaines sont créditées de pouvoir produire des transformations par contact, comme de guérir un malade par leur seul toucher ou même par leur seule vue. D’autres auraient le pouvoir de produire des transformations à distance, comme d’attirer le gibier vers un piège ou de ramener vers soi un être cher. Ce sont également ces pouvoirs de transformation qui rendent compte, à mon avis, des capacités édifiantes ou maléfiques de l’image (elle pourrait transformer en bien ou en mal son spectateur) ; ou encore de ses vertus pédagogiques dans lesquelles il ne s’agit plus de transformer la volonté ou l’identité d’une personne, mais seulement son savoir. Mais la capacité de transformation des images leur donne encore bien d’autres puissances leur donne encore bien d’autres puissances. L’image peut en particulier pointer un au-delà dont seule la possibilité est désignée sans que son résultat ne soit jamais nommé. Tel est le cas de l’image inachevée. A travers elle, le monde entier est renvoyé à un devenir permanent dans lequel tout état des choses n’est qu’une étape intermédiaire dans une série illimitée de transformations. L’inachevé agit comme médiateur capable d’imposer, par delà le dessin de figures convenues ou quotidiennes, l’idée d’une transformation permanente de toutes choses.

3.- Enfin, toute image a des pouvoirs d’enveloppe qui ont deux origines principales.
D’une part, toute image tend à créer une confusion entre celui qui voit et ce qui est vu en organisant en quelque sorte une « bulle » ou tous deux sont, pour un instant, confondus (ce phénomène est en particulier très net pour le spectateur de cinéma, totalement accaparé par le spectacle). Et d’autre part, la réminiscence de l’expérience première de la découverte de l’image de soi dans le miroir sous le regard maternel crédite toute image de la nostalgie d’une identité de perception entre l’autre et soi. Cette expérience, qui survient normalement à la fin de la première année, réalise pour chacun un rassemblement imaginaire de ses parties à un moment où sa perception corporelle de lui-même n’est pas encore unifiée. Cette image de soi que le petit enfant encore plongé dans l’impuissance motrice découvre dans le miroir correspond à la première appréhension de son corps comme forme contenante. Mais elle le situe aussi dans la dépendance au regard maternel puisque c’est dans celui-ci qu’il trouve à la fois la confirmation de cette expérience et la garantie de son identité. C’est-à-dire que l’expérience du miroir fait de l’image à la fois une expérience narcissique et une expérience partagée, l’une et l’autre indissolublement liées. Sur ce mode, l’image continue toujours à s’imposer comme une expérience partagée (voir une image en même temps qu’une autre personne, c’est toujours imaginer qu’il la voit comme nous la voyons nous-mêmes) ou comme une expérience à partager (nous souhaitons faire partager les images qui nous bouleversent, et même les plus incommunicables, comme celles des rêves que nous racontons dans l’illusion d’en communiquer les images à nos proches).

Ces trois puissances sont présentes dans toute image, tant psychique que matérielle, et seules varient leurs proportions respectives. Je les ai appelées les trois corps de l’image (1994 c). En effet, dans la tradition bouddhique, Bouddha a trois corps indissociables. De même, toute image a trois corps : un corps de représentation, un corps de transformation et un corps d’enveloppe indissociables.

La photographie comme pouvoir de représentation a donné l’art du portrait, mais aussi diverses modalités de relevés photographiques ; la photographie comme pouvoir de transformation a donné l’image scientifique ou documentaire destinée à transformer le monde, ainsi que les multiples modifications de l’image que permettent les actions sur le négatif et le positif (et maintenant sur l’image numérique) ; enfin la photographie comme pouvoir d’enveloppe privilégie la caractéristique de toute image photographique de nous rendre présent au monde au milieu des objets qui nous entourent . Nous allons voir maintenant que c’est de ce côté que la photographie étend ses pouvoirs spécifiques, et qu’ils trouvent avec la pratique des « appareils pour enfants » une forme extrême de réalisation. Alors que la photographie nous menace toujours de mettre entre le monde et nous la distance et l’écran de « l’objectif », ces appareils rendent à la boîte noire, et aux images qu’elle produit, leur caractère essentiel de prolongement du monde et de soi. Ils poussent ainsi à ses conséquences extrêmes une particularité essentielle de la photographie : le moment de joie et d’émotion intense qu’accompagne la sensation fugitive de beauté ou de transparence du monde ne trouve pas de dénouement plus rapide que celui du geste de photographier.

4. Appareils bon marché et photographie « riche »

Il est impossible de se lancer dans l’étude des images privilégiées par un moyen d’expression sans prendre en compte sa technique. Les conditions qui rendent possible la réalisation d’une image sont déterminantes non seulement sur sa forme, mais à travers elle, sur son impact émotionnel. Ces effets ne sauraient pourtant se laisser réduire à une technique. C’est pourquoi je renoncerai à employer dans ce qui suit l’expression de « photographie pauvre » – utilisée notamment par la revue madrilène Photovision – pour désigner les images obtenues avec des appareils bon marché. Cette expression comporte en effet plusieurs ambiguïtés autour du mot « pauvre ». Tout d’abord, un appareil bon marché peut à la rigueur être qualifié « d’appareil pauvre », mais l’image qui en résulte ne peut en aucun cas mériter a priori ce qualificatif. Ensuite, cette expression présente l’inconvénient de créer une confusion avec le reproche parfois fait à la photographie d’être « une image pauvre ». Enfin, et c’est là le point le plus important, cette expression met malencontreusement l’accent sur le résultat – l’image – plutôt que sur l’acte photographique lui-même. Or, comme je l’ai déjà évoqué, le choix de ces appareils passe d’abord par leur pratique avant de passer par leurs images. Ce qui les caractérise, c’est moins une idéologie de l’image qu’une idéologie de la prise de vue. Et cette idéologie, tout en étant inséparable de ses effets sur l’image, ne saurait en aucun cas s’y laisser réduire, pas plus qu’elle ne saurait astreindre l’image à sa propre logique.

Le caractère principal des appareils bon marché est leur simplicité d’utilisation. Le fabricant n’a pas prévu de mise au point. Parfois seulement deux petits dessins (le sémiologue dirait deux « pictogrammes ») indiquent le réglage : « nuage » (entendons ombre) ou « soleil ». Les prises de vue en intérieur ne sont pas prévues par le constructeur (rien n’empêche d’essayer…) ; les distances non plus. Certains de ces appareils ressemblent à de vrais jouets, tout en plastique coloré comme au sortir d’une pochette surprise. D’autres – plastique mis à part – copient les appareils des « grandes personnes ». Tous peuvent être offerts à un enfant dès ses sept ans, et, pourquoi pas avant… Leur prix très bas écarte tout risque de perte ou de destruction. On peut les salir, un coup d’éponge leur redonne leur apparence. Leur aspect médiocre les protège également contre le vol. Mais ces appareils simplissimes permettent aussi de photographier dans toutes les positions (tant pis si l’appareil se brise), de courir tous les risques (tant pis s’il se noie), de se fondre dans la foule avec l’air d’un amateur désargenté… et surtout, surtout, de « tirer plus vite que son ombre ». Car telle est en définitive leur principale particularité. Ces appareils réduisent l’acte photographique au seul geste d’appuyer sur le bouton. Ils peuvent alors à la limite devenir une espèce de carnet de croquis automatique, un bloc-notes vraiment « magique ». Mais surtout, ils favorisent un rapport spécifique au monde.

Bernard Plossu aime insister sur la disponibilité à l’événement que lui donnent ses « appareils jouets ». Disponibilité de pouvoir faire des photographies à tout moment sans se préoccuper de la mise au point (« J’aime les stretch parce que c’est rapide. Il n’y a qu’à appuyer sur le bouton »1) ; joie de se sentir « un enfant qui joue au photographe »2. L’état d’esprit favorisé par l’appareil bon marché fait passer la disponibilité à l’émotion avant la fabrication de l’image. Ce n’est plus la maîtrise de la représentation du monde qui prime la relation avec lui, comme dans le dessin, la peinture et la procédure photographique traditionnelle, mais la continuité émotionnelle et sensorielle. Le geste photographique devient presque l’équivalent de l’acte perceptif lui-même. Bernard Plossu affectionne d’ailleurs de faire des photographies dans des situations de perception furtive, en train, en autobus, en chemin de fer, en voiture, en train de marcher ou de sauter…. Ainsi son regard n’est jamais celui d’un voyeur ou d’un chasseur d’images qui s’arrête et se concentre sur ce qu’il voit pour en « prendre une image ». Tout au contraire, ces appareils lui permettent de faire du moment de la prise de vue le prolongement instantané d’une réceptivité. Il y gagne du même coup une connivence avec le réel que ni le dessinateur, ni le peintre ne pouvaient avoir. Si le résultat évoque parfois certaines images créées par le courant photographique appelé « pictorialiste », c’est par une dynamique inverse de ce qui était recherché dans celui-ci. Il ne s’agit pas avec ces appareils de privilégier parmi les images celles qui peuvent évoquer le travail du peintre. Il s’agit au contraire de privilégier dans l’image la participation sensorielle, émotionnelle et motrice qui est au cœur de nos représentations spontanées et en général inconscientes du monde.

Pour les sémiologues, toute photographie est intermédiaire entre un « indice » (c’est-à-dire en contiguïté matérielle avec son objet comme la fumée l’est avec le feu qui la produit) et un « icône » (c’est-à-dire en continuité de ressemblance avec ce qu’elle représente). Mais la photographie prise avec un appareil bon marché est toujours plus proche du premier que du second. Elle est reçue par son spectateur comme trace plutôt que comme représentation du monde.

5. Ressemblance et / ou réalité

L’originalité des appareils bon marché n’est évidemment pas du côté de leur pouvoir de donner une image précise et ressemblante du monde. Les défauts particuliers à toute image photographique, notamment l’astigmatisme et l’aberration sphérique, y sont en règle générale majorés. Leur lentille en plastique produit une photographie imprévue dans la netteté de ses plans successifs et globalement moins « piquée », c’est-à-dire de moindre résolution que celle obtenue avec les appareils possédant une lentille de verre. Par ailleurs, et là encore du fait des lentilles en plastique, il arrive que chaque point de l’image soit entouré d’un léger halo. L’image semble alors privilégier la fluidité du monde sur sa solidité et sa stabilité. D’autres fois, la netteté s’organise du centre vers la périphérie, le flou gagnant progressivement l’image au fur et à mesure qu’on se rapproche des bords. De telles photographies semblent alors mimer la façon dont la perception rétinienne possède une netteté focalisée sur le centre de la vision, qualité à laquelle nous ne sommes en général pas sensibles parce que nous concentrons justement notre attention sur ce point central. Enfin, l’impossibilité de la mise au point dans ces appareils rend souvent aléatoire leur résultat. Plus que jamais, le photographe découvre l’image au moment de son développement, ce qui ajoute d’ailleurs au caractère ludique du moment de la prise de vue. Alors que certains photographes s’astreignent à contrôler leurs effets et à assurer la stabilité de leurs productions, ceux qui utilisent un appareil bon marché travaillent avec l’imprévisible et le hasard….

De ce point de vue, les instamatics présentent un intérêt sur les jetables : ils sont considérés comme des appareils pour les enfants et ne font donc pas l’objet d’une attention aussi soutenue de la part des fabricants que les seconds dont les performances techniques sont souvent proches de la perfection. Il est vrai qu’entre le prix de l’appareil et celui du développement, les jetables finissent par mettre la photographie à un prix assez élevé et sans commune mesure avec celle d’un instamatic. La publicité et la concurrence faites autour du jetable en font un produit de plus en plus sophistiqué : jamais un jetable ne « voilera délicieusement » nos images de vacances, comme le Canomatic évoqué par Bernard Plossu…

Et pourtant, malgré toutes ces imperfections – ou peut-être à cause d’elles ? – les photographies prises avec un appareil bon marché ont le pouvoir de nous imposer un intense sentiment de réalité. Elles nous apprennent ainsi que celui-ci est indépendant de la netteté optique d’une image et qu’il tient moins à la précision photographique de ce qu’elle représente qu’à sa matérialité et à sa texture propres. La vérité en photographie a deux pôles : l’un du côté de la ressemblance et l’autre du côté du sentiment de réalité. Ces deux pôles, contrairement à ce que certains veulent encore croire, sont indépendants l’un de l’autre. Ainsi, la reproduction la plus exacte possible des caractéristiques de notre perception sur une photographie nous fait volontiers juger celle-ci comme réussie, voire exemplaire. Mais la relative imprécision de l’image prise avec un appareil bon marché nous confronte à une autre forme de vérité, celle de nos perceptions.

L’utilisation d’un appareil-jouet encourage l’enregistrement et la fixation d’impressions visuelles fugitives qui ne sont jamais organisées de façon à constituer véritablement des images mentales, mais qui sont pourtant essentielles au sentiment de notre familiarité au monde. Ces impressions sont habituellement effacées au fur et à mesure de leur constitution au profit d’images construites sur le modèle de la représentation picturale, puis de la photographie et du cinéma. Nous sommes loin de voir tout ce que notre rétine enregistre, et heureusement d’ailleurs ! Toute perception est en fait une construction, et, à ce titre, elle est déterminée par ce que nous savons du monde autant que par nos sensations visuelles. Or il appartient aux images prises fugitivement avec ces appareils aux lentilles approximatives de pouvoir parfois nous restituer la logique de sensations visuelles inconnues de nous-mêmes. L’image saisie dans le vif d’une immersion dans le monde porte témoignage de la vérité de nos sensations bien plus violemment que l’image ressemblante. Nos perceptions font en effet d’abord intervenir indissociablement tous nos sens avant d’être placées sous le primat du visuel et organisées en liaison avec nos représentations familières déjà constituées, celles à travers lesquelles nous croyons connaître le monde parce qu’elles s’avèrent les plus efficaces pour le manipuler. Les photographies de Bernard Plossu trouvent ainsi leur place parmi les tentatives de l’image de nous révéler différemment le visible en se constituant en reflets d’un visible non vu. Elles permettent à l’inconscient visuel d’épanouir des pouvoirs qui ne sont justement pas du côté de la représentation, et encore moins du côté de la ressemblance en révélant des configurations optiques habituellement effacées de nos perceptions alors qu’elles font partie de nos sensations premières. En poussant à l’extrême la caractéristique de l’image photographique d’être un enregistrement pur (ce que Fox Talbot appelait « The Pencil of Nature »), elles nous restituent une vérité que la photographie avait justement tendu à nous faire oublier : nous ne « voyons » qu’une partie infime de nos sensations visuelles, et le « visible » dépend pour chacun de son attention et de ses images déjà constituées.

6. Le « vu-suel » et l’« Un-visible »

Il est fréquent, parlant de l’image, d’opposer le « visible » à l’« invisible ». Ce qui précède m’incite à substituer à cette opposition une autre articulation possible des pouvoirs de l’image. Je propose pour soutenir cette articulation deux mots-valise, le « vu-suel » et l’« Un-visible ». Je désigne par le mot « vu-suel » le visible tel que nous le percevons usuellement, à la fois du fait du rapport praxique que nous entretenons avec lui et de notre tradition culturelle ; et par le mot « Un-visible » l’unité fondamentale et invisible du monde telle qu’elle se donne parfois à nous dans des rencontres limites et exceptionnelles. L’expérience de la beauté en est une, tout comme l’union mystique avec le Monde. Cette expérience de l’Unité de Soi et du Monde appartient par définition à un autre ordre que celui du visible, et pourtant elle s’appuie sur le visible comme sur un sens privilégié. C’est pourquoi je propose pour désigner le rapport qu’elle entretient avec le visible le mot paradoxal « d’Un-visible ». Alors que le mot « invisible » désigne le non-visible, l’« Un-visible » désigne l’Unicité du visible en tant que cette unicité est habituellement cachée par les détails de la perception. Cet « Un-visible » est de l’ordre d’un impact émotionnel et sensoriel autant que visuel. Il est une expérience qui s’impose à partir de la vue mais qui excède de toutes parts la seule vision. Il est la vérité de la perception, son fonds continu qui nous assure de notre présence au monde.

En photographie, ces deux pôles du « vu-suel » et de l’« Un-visible » ont une correspondance immédiate : celle qui oppose la forme des objets (c’est-à-dire leur netteté qui permet de les identifier immédiatement) à la continuité de l’image qui aligne inexorablement, et quels que soient les objets représentés, la même trame de points. Ces deux caractéristiques trouvent leur origine dans la façon dont toute photographie impose à chacun des éléments qui y sont représentés une réduction essentielle. Tout objet, vivant ou inerte, est en effet normalement perçu à travers de multiples caractéristiques : sa forme, mais aussi son mouvement éventuel (avec sa rapidité et sa fréquence), et le rapport qu’il entretient avec les autres objets présents (rapports de rapprochement ou au contraire d’éloignement, mouvements synchrones, opposés ou indépendants, etc.). L’image photographique réduit l’ensemble de ces caractéristiques à la seule forme de l’objet en imposant qui plus est traditionnellement l’idée qu’il vaut mieux que cette forme soit nette. Or, plus les détails formels des éléments représentés sont nets et plus l’espace autour d’eux s’efface au profit de l’existence séparée de ces éléments. Nous avons alors plaisir à les reconnaître par les caractères familiers que nous leur prêtons, autrement dit dans leur aspect « vu-suel ». Au contraire, plus les particularités des objets s’effacent et plus l’espace qui les contient s’impose comme l’objet essentiel de l’image. Cet espace qui porte et enveloppe dans un même grain le proche et le lointain, l’animé et l’inanimé, le vivant et l’inerte, constitue l’« Un-visible » même.

Revenons maintenant aux caractéristiques des appareils bon marché. J’ai évoqué leurs images sans profondeur de champ, de faible résolution, à la périphérie volontiers évanescente, quand elles ne sont pas « délicieusement » – ou dramatiquement ! – voilées. Finalement, ce qui reste à s’imposer dans ces photographies, c’est leur composition générale. Or celle-ci, dans toute photographie, a deux aspects complémentaires. L’un concerne le rassemblement des objets photographiés dans un même cadre dont atteste le support de l’image (tout ce qui se trouve « dans le champ » est fixé sur l’image quand on appuie sur le bouton). L’autre concerne le fait que le photographe, pour chacune de ses prises de vue, a dû se placer face aux objets qu’il a photographiés (pour cela, il s’est mis à la fois « dans le cadre », si on prend maintenant ce mot au sens du décor général qui sert de théâtre à l’acte de la prise de vue, et « hors champ »). Selon le premier de ces aspects, toute photographie atteste que les objets réunis sur l’image l’ont été d’abord pour la perception, ne serait-ce qu’une seule fois, ce qui ne prouve d’ailleurs pas qu’ils aient été proches physiquement, une montagne qui est à l’arrière-fond sur une photographie pouvant être très éloignée du premier plan. Selon le second de ces aspects, toute photographie atteste que son photographe s’est bien placé, ne serait-ce qu’une seule fois, là d’où l’image a été prise. Toute photographie atteste ainsi à la fois d’un « ça a été » pour les objets qui y sont représentés et d’un « j’y étais » pour l’auteur de la prise de vue. Mais on peut dire aussi qu’elle fonctionne, selon chacun de ces deux points de vue, comme une « enveloppe » : elle est preuve du rassemblement de ses objets dans un même espace de vision, autrement dit dans une même « enveloppe visuelle » ; et elle est preuve de la présence du photographe « hors champ », mais situé dans le même espace qu’eux. Alors qu’aucune œuvre picturale ne peut jamais attester ni que les objets qui y sont rassemblés ont été présents ensemble, ni que le peintre se soit jamais trouvé face à eux, la photographie atteste de ces deux réalités.

Or, tant du point de vue du rassemblement d’objets sur une même image que du point de vue de la présence du photographe face à ces objets, la photographie prise avec un appareil bon marché impose des caractères spécifiques. En effet, comme évoqué plus haut, la netteté – et donc la ressemblance – de chacun des objets photographiés s’efface au profit de la composition générale, ou mieux encore, au profit d’une atmosphère générale de l’image ; tandis que la présence du photographe face à ce qu’il a photographié tend à s’imposer par le caractère imprévisible de ces images. Alors qu’une photo nette impose l’idée que nous aurions vu les choses de la même façon que le photographe, – et qu’elle fait même oublier sa présence, ruse suprême ! – une photo approximative ou inattendue impose toujours l’image du photographe face à ce qu’il a fixé. En définitive, de telles photographies nous sont très précieuses pour comprendre la nature même de l’image. Elles ruinent le pathos sous lequel la critique de l’image – dont la critique photographique n’est qu’une infime partie – a failli l’engloutir. L’image n’est en effet ni une perception, ni une figure, ni un signe3. Et c’est cette triple vérité qu’imposent en particulier les photographies de Bernard Plossu rassemblées ici.

Ces photographies, tout d’abord, ne sont pas des perceptions. Nous avons vu en effet que les sensations fugitives qui y sont fixées ne sont justement pas habituellement organisées en images perçues consciemment. Pour la même raison, ces photographies ne sont pas des figures. Ce ne sont pas les objets représentés qui y sont privilégiés, mais une atmosphère, le grain du monde, sa peau, ce que je préfère appeler son enveloppe. Enfin, ces photographies ne sont pas non plus des signes. La rapidité de leur saisie (avec la large part qui y est faite au hasard) ainsi que les nombreuses déformations dont on ne peut jamais dire si elles sont volontaires ou dues à des déficiences du matériel, tout cela dissuade l’approche symbolique de ces images.

Finalement, ces images se tiennent au plus près de l’émotion première d’où émerge la possibilité même de la représentation, et en portent témoignage. Elles placent la photographie au cœur de sa spécificité, qui est d’être un acte avant d’être une image, un acte qui propose une découpe de l’espace à partir de matières de sensations. Bernard Plossu ne recadre jamais ses images. Certaines de celles qui sont reproduites ici (à peu près un tiers) ont été à l’origine prises avec des pellicules en couleur. Mais c’est soit parce que, pour certains appareils, les films en noir et blanc n’existent plus, soit parce qu’il s’agit de jetables vendus uniquement avec une pellicule couleur. Le choix n’est donc jamais de choisir une pellicule couleur pour un tirage noir et blanc ! De plus, le choix de privilégier les subtiles variations des gris sur la palette chromatique n’est pas un choix systématique. Bernard Plossu exposant aussi des photographies en couleur. Mais elle m’apparaît comme une façon de privilégier une forme de présence qui est éprouvée par lui d’abord sur le mode du rythme (rappelons encore une fois que Bernard Plossu aime photographier en mouvement), ou plutôt d’un accord de rythme entre le monde et son corps, accord qui participe pour lui de la familiarité de son être dans l’espace. Cet accord trouve en effet dans l’image en noir et blanc un équivalent à travers les rythmes de l’ombre et de la lumière. Ceux-ci participent de la création d’une continuité totale sur laquelle les objets ne se détachent pas, mais au contraire à laquelle ils contribuent en se laissant plus ou moins absorber par elle. Cette continuité totale communique à son tour au spectateur de la photographie le sentiment d’une continuité du monde (qu’on appelle son « grain », sa « peau » ou son « enveloppe ») que le choix de la couleur serait incapable de produire. Finalement, le plus juste serait peut-être d’appeler les images qui résultent de cette démarche des « photographies-sensations » si cette expression n’entretenait une proximité fâcheuse avec ce qu’on a appelé « la photographie à sensations ». Il s’agit là, on l’a compris, de l’exact opposé. La photographie à sensations se constitue en spectacle émotionnel. La photographie-sensation, elle, privilégie la présence sur la représentation, c’est-à-dire l’enveloppe continue et invisible des choses nécessaire au sentiment que nous avons d’être à la fois contenu dans le monde et partie prenante de lui.

7. L’image-sensation

Ainsi la photographie, plus encore que toute autre forme de création d’image, a deux pôles. L’un est du côté de la mise en distance du monde, l’autre du côté d’une participation immédiate et directe avec lui. A la première de ces tendances correspond le photographe qui cherche le meilleur point de vue, s’installe, cadre… A la seconde, le photographe qui déambule, le regard flottant, jusqu’à ce que, soudain frappé aux limites de la conscience et du champ visuel, il ne soit pris par l’impérieuse nécessité d’appuyer sur le bouton, sans savoir souvent pourquoi, seulement parce qu’une émotion ou une sensation l’a saisi.

Dans le premier cas, le photographe vise une possession du monde sur le mode de la maîtrise et de la pétrification. C’est cette tendance qu’ont privilégiée les études sur la photographie axées sur la momification, le fétichisme, la mort et la névrose obsessionnelle. Au contraire, dans le second cas, la maîtrise du monde se fait sur le mode d’une absorption extrême dans son « corps ». C’est d’abord la suspension du jugement et l’attention flottante qui prédominent.

Ces deux démarches ne sont pas incompatibles et tous les degrés intermédiaires peuvent se rencontrer. La valorisation des appareils légers, manipulables et ne nécessitant aucun réglage me paraît relever d’un effort pour placer le photographe à la limite extrême de ce second domaine où la préoccupation de l’image s’efface presque devant l’ouverture à soi-même et au monde. Et c’est de cette « ouverture » que résulte probablement la force de réalité de nombre de photographies prises dans ces conditions4. C’est pourquoi « l’appareil jouet » n’est pas le concept d’une marchandise. Tout appareil point trop fragile ou encombrant peut à la limite être utilisé comme tel. Bernard Plossu a réalisé avec son Nikon de nombreuses photographies qui témoignent, autant que celles qui sont reproduites ici, du même esprit. Ce qui définit son usage, c’est un rapport privilégié à la sensation. Sa logique rejoint ainsi celle dont a parlé le peintre Fancis Bacon au sujet de son propre travail. « Il existe une sorte d’image-sensation (sensationnal image) dans la structure intime de notre être qui n’a rien à voir avec les images mentales » (cité par P. Miller, 1994). Mais, à la différence de ce qui se passe dans l’image-sensation dont nous parle Francis Bacon, ce n’est pas le corps, ici, qui est la référence principale. La logique de la sensation, en photographie, est fondamentalement liée au temps et à la perception de la durée. C’est cette durée, en tant qu’elle fonde l’identité subjective, qui est son objet privilégié. Les photographies de Bernard Plossu sont d’abord le regard d’un corps ému. Mais ce corps est ému par la durée plutôt que par la matérialité intime et troublante de la matière. En photographie, la logique de la sensation n’est pas celle d’un corps primitif projeté sur le miroir de la toile comme chez Francis Bacon, mais celle d’une perception qui s’efface constamment devant la suivante de telle façon que seule subsiste la permanence de l’émotion. Un effacement qui renvoie, au-delà de la fugacité des perceptions, à la précarité des objets mentaux intériorisés. Chez Bernard Plossu, l’imprécision questionne la mémoire. L’image y est comme captée en voie d’effacement, laissant déjà sa place à la suivante pourtant encore non perceptible, comme si le futur de l’image – qui appartient pourtant au passé du réel – était encore à venir. C’est ce que j’ai appelé (1990) le « futur antérieur » de ces photographies. Tout effacement de mémoire contient le risque de la fragilité des premières traces psychiques. Les images de Bernard Plossu tentent de réagir à cette menace en assurant l’être de sa propre continuité au monde, mais aussi de sa continuité avec ses semblables, avant que le langage n’impose, avec l’effort de se comprendre, la certitude d’être irrémédiablement séparés. Elles se constituent, par cela, en remède à notre propre angoisse.

Mais d’autres fois, les objets s’effacent au profit de la continuité qui unit ensemble leurs formes et l’espace qui les entoure. Cet effacement donne alors à ces images – comme la « cour à la poupée » de Nijar, les basketteurs de bord de plage à Almeria, les espaces infinis du brouillard tyrolien ou les panoramiques pris en Inde – une proximité avec l’espace du mythe. Comme dans celui-ci, personnages et objets semblent suspendus dans un état provisoire, comme déjà à demi aspirés par un destin dont on ne sait s’il sera un anéantissement ou une transfiguration.

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