Le photographe et le législateur face à la fragile frontière du réel

10 juillet 2011Ecrits

Le premier Salon International de la Photographie s’est tenu à Paris du 21 au 24 novembre 1997. La visite familiale n’était pas recommandée, mais elle aurait pu l’être. Loin des photographies provocantes présentées depuis une dizaine d’années dans diverses manifestations, la plupart marchands affichaient ici la respectabilité. Pratiquement pas de photographies pédophiles (la pédophilie est pesée aujourd’hui au gramme près) et des nus très pudiques (imitateurs de Mapplethorpe s’abstenir). Un salon très convenable donc. Au détour d’un stand, surgit pourtant une image agressive. Un homme se tient derrière une table, torse nu, grandeur nature. La photographie est en couleur, très bien faite1. Cet homme tient un rasoir à la main. Il s’est déjà coupé une oreille qu’on voit devant lui. Sa langue et un doigt y sont aussi. Il y a du sang partout. Pas du ketchup épais et trop rouge, du « vrai sang ». L’homme est en train de s’attaquer à l’un de ses yeux avec son rasoir tenu de la main droite. Là où une oreille lui manque, il n’y a pas un caillot informe, mais la place bien visible et caractéristique de ce qu’on trouve quand il n’y a plus d’oreille. Il est probable qu’avec les images numériques nous serons de plus en plus confrontés à de telles images mêlant indissolublement la photographie d’un personnage réel avec des interventions numériques sur elle. Or de telles images menacent pour chacun la frontière entre le réel et l’imaginaire. Cette frontière a commencé à vaciller avec les miroirs presque parfaits mi au point par les verriers de Venise au 17ème siècle. Au même moment, et il faut sans doute voir dans ce fait plus qu’une coïncidence, les miroirs étaient entourés d’un cadre qui les indiquaient clairement comme un lieu différent. Le cadre du miroir, comme le cadre du tableau, rappelle que l’image qu’il contient est un espace différent de celui de la réalité. Les miroirs, comme les images, ne sont pas des fenêtres ouvertes sur le monde, mais des espaces de l’imaginaire.

Aujourd’hui, face aux nouvelles images, c’est peut-être la fonction de ce cadre qu’il s’agit de retrouver avec d’autres moyens. La frontière entre réel et imaginaire est en effet une frontière indispensable pour l’être humain. C’est seulement parce qu’elle est clairement posée que nous pouvons jouir de la transgresser. Le plaisir de cette transgression est si grand que, cette frontière sitôt établie, nous n’avons de cesse que de l’abolir en imagination. Ce plaisir -cette jouissance- n’existe pourtant que pour autant que cette frontière soit clairement établie. Une image comme celle indiquée plus haut appelle d’autres images pour l’expliquer : trois ou quatre petites photographies par exemple pourraient expliquer au spectateur comment elle a été produite, à partir de quels documents initiaux et avec quelles manipulations. Ces quelques images seraient être un « mode d’emploi » utile pour certains spectateurs. Loin de les détourner de cette image, ils leur permettraient au contraire d’en profiter pleinement en tant qu’image, et ne pas se laisser happer par elle comme par l’image d’une réalité.

Face à la violence de certaines images numérisées qui se donneront de plus en plus avec toutes les apparences du vrai, il est possible qu’il faille très bientôt une intervention du législateur. Non pas pour interdire, mais pour ménager une transition nécessaire. Encore faudrait il pour cela que le législateur prenne conscience des problèmes posés par les nouvelles images, et également qu’il soit capable de penser différemment l’organisation des lois. Traditionnellement, la loi constitue en effet un cadre d’exclusion. Le législateur oppose ce qui entre dans le cadre de la loi, et peut donc être accepté, à ce qui n’entre pas et doit donc être exclu. La loi actuelle sur la protection de la jeunesse est notamment conçue ainsi. Mais dans le domaine des images, la loi ne saurait être un cadre d’exclusion qui invite à la censure. Elle ne pourrait être au contraire qu’un cadre d’inclusion qui oblige à associer aux images difficiles ou litigieuses d’autres images qui permettent de les penser.

Cette mesure serait probablement transitoire. Nous ne sommes plus aujourd’hui troublés par les miroirs et nous avons même de la peine à réaliser le choc produit au 17ème siècle par la galerie des glaces de Versailles. Dans vingt ans, et sans doute avant, les images numériques n’étonneront plus. Par contre, les hologrammes auront probablement pris en relais la capacité de nous terroriser et de perturber nos repères. En attendant, le législateur pourrait convier les créateurs de certaines images difficiles à donner aux spectateurs sous la forme de quelques images explicatives le « cadre » qui permette leur attribution sans ambiguïté au monde de l’imaginaire et évite ainsi que les spectateurs les plus fragiles en soient déséquilibrés.