Pour une photographie délivrée du symbole

10 juillet 2011Ecrits

On se demandait en 1960 si la photographie est un art. On se demande aujourd’hui si elle est une image pauvre. Avec la première de ces questions, c’était le statut de l’art qui était questionné. Avec la seconde, c’est le statut de l’image.

Mais qu’est-ce qu’une image ? Nous prendrons ici le terme dans le sens général de tout ce qui est « vu », que cette vision soit intérieure ou oculaire. La « vue » implique des degrés de précision plus ou moins grand du « voir ». A un pôle de celui-ci correspond le « visuel », qui n’est pas forcément regardé. A l’inverse, le regard désigne une visée intentionnelle.

Une première réponse à la question de la photographie comme « image pauvre » est celle que Jean Arrouye en a donné en 1983, lorsqu’il disait nécessaire de « renoncer à croire la photographie mimétique pour la penser symbolique ». Les efforts faits dans ce sens, notamment par l’application de la sémiologie à la lecture de la photographie, n’ont pourtant pas dissipé l’impression qu’elle reste en grande partie rebelle aux explicitations symboliques. Alors que la recherche des symboles dans un tableau enrichit la lecture de celui-ci, la même recherche dans une photographie paraît en rater la compréhension. Les rares réussites tiennent aux photographies rigoureusement composées où la part de hasard réduite et où la construction de son image opérée par le photographe est évidente.

Enfin, la photographie exalte des pouvoirs de l’image qui ne sont pas de l’ordre de la représentation symbolique. Pour les préciser, nous partirons de sa définition : Toute photographie est empreinte de lumière produite sur un support sensible par une découpe – plus ou moins prolongée – de la durée. Cette définition se laisse décomposer en cinq propositions.

Proposition 1

Toute photographie résulte d’un acte de photographier. Cet acte produit, à partir de l’image complexe qu’a le photographe (et qui est tridimensionnelle, sensorielle et motrice) une autre forme d’image, plane (elle a deux dimensions et non plus trois) et réduite à ses seules composantes visuelles. Les appareils Reflex, qui cachent un instant l’image perçue au moment de la prise de vue, objectivent ce moment de passage de l’image perçue à l’image photographiée. Dans ce moment, l’image visuellement perçue est véritablement cassée. Mais ce geste ne casse pas seulement un type d’image (tridimensionnel) au profit d’un autre (bidimensionnel). Il isole surtout la seule composante visuelle de la perception pour la réifier sur la surface de la pellicule sensible. En ce sens, la photographie est un geste obsessionnel. C’est à dire un geste qui met à mort la complexité infinie de chaque instant sous la forme des liens multiples qui lient chacun à ses semblables, et au monde environnant, pour en isoler artificiellement un aspect, la seule apparence visuelle.

De ce geste, il résulte alors quelque chose qu’on appelle « une « image ». Mais cette image n’est plus l’image complexe et riche de la perception. C’est une image « pauvre » en ce sens que de tous les caractères de l’image perçue (visuels, sensoriels, moteurs et affectifs), elle isole la seule apparence. En ce sens-là, on peut dire en effet que la photographie est bien une « image pauvre », puisqu’elle est une image axée sur la représentation plutôt que sur les résonnances non visuelles de la perception. Pourtant, certains photographes tentent de « casser » le moins possible cette première image et d’en préserver au mieux les résonnances. Ils tentent de donner un équivalent formel non seulement de l’évènement, mais aussi de ses participations émotives et sensorielles. Mais, à la différence de ce qui se passe dans la peinture, ces résonnances concernent moins la matérialité palpitante du corps que la durée. Alors que dans la peinture, le corps est présent comme sensorialité et cénesthésie, il est d’abord présent dans la photographie que comme surface. La peinture capte bien mieux que la photographie les palpitations invisibles et les profondeurs que les surfaces cachent. Mais au contraire, la photographie capte les surfaces en tant qu’elles sont affectées par la durée bien mieux que la peinture.

Proposition 2

Toute photographie, parce qu’elle enregistre sur une surface plane et statique des ombres immobilisées, met sur un pied d’égalité les objets animés en inanimés, leurs ombres et le fonds indistinct de l’image. A cause de cela, toute image photographique a le pouvoir, tout en fixant les objets de révéler en même temps l’enveloppe commune du monde. Cette enveloppe, bien que n’étant pas de nature visuelle – elle constitue « l’Un-visible », même, autrement dit l’unité essentielle et non visuelle du monde – reçoit dans la photographie une représentation visuelle. Plus la photographie est nette, plus c’est la découpe des objets sur le fond qui est essentielle. Au contraire, plus la photographie est floue ou imprécise, et plus c’est l’enveloppe du monde – ou son « grain », ou sa « chair », comme on voudra – qui s’impose. La pauvreté de l’image à représenter la complexité du monde a pour contrepartie sa capacité à représenter la continuité essentielle qui lie toute chose.

Proposition 3

Toute photographie se présente au toucher comme une surface plane, froide et lisse, habituellement sur un support de papier. Pourtant, elle est le domaine privilégié des illusions de matière (soyeux, velouté, granuleux…) où elle a supplanté le dessin, en particulier dans les traditionnelles « études de genre ». Elle est en ce sens toujours trompe-l’oeil. Alors que le spectateur d’un tableau peut avoir envie de sentir sous son doigt le coup de pinceau du peintre, face à une photographie, c’est l’objet représenté seul qu’on a envie de toucher. Le petit enfant gourmand cherche à « prendre » les biscuits qu’il voit photographiés sur une publicité de papier glacé, tout comme un adolescent du film « Alfaouine » tente de caresser les seins des femmes dont un camarade lui a apporté des photographies. Ainsi la photographie n’établit pas seulement un lien symbolique avec son objet, mais un lien presque réel et matériel. Elle semble vraiment en contenir quelque chose. Cette proximité de la photographie avec le toucher la situe dans une fonction de contenance – au moins partielle – avec son objet, autant que dans une fonction de représentation.

Proposition 4

La photographie, qui capte la lumière et les ombres sur une surface sensible, nécessite pour apparaître l’action d’un « révélateur ». Ce passage obligé par la chimie du développement transforme toute image photographique en une surprise même pour celui qui l’a prise. L’image finale n’est jamais exactement l’image prévue, et peut même dévoiler quelque chose que la pellicule a fixé à l’insu de tous, comme dans le film Blow-up de Antonioni…

Cette particularité de la photographie contribua, à ses débuts, à faire imaginer qu’elle puisse contenir un secret de son modèle que le contact physique avec lui ne permettrait pas d’apercevoir. Puisqu’elle montre plus que ce qu’on voit, pourquoi la photographie ne pourrait-elle pas aussi « révéler » ce qu’on ne voit pas ? Ainsi la crut-on capable d’objectiver la présence des esprits et des morts, de matérialiser l’aura immatérielle attachée à chacun ou encore de révéler la personnalité cachée et profonde du sujet photographié… toutes choses que personne ne demanderait à une peinture faite de main humaine, tant la subjectivité du peintre et son savoir-faire y sont manifestement engagés. Avant même la découverte des rayons X qui traversent la peau et les muscles pour révéler le squelette, la photographie était créditée du pouvoir de traverser l’enveloppe des apperences. Balzac, si on en croit Nadar, pensait que l’être est constitué de pellicules successives et que chaque photographie en capte une. Pour lui, la photographie ne « traversait » pas seulement les enveloppes de l’être. Elle les effeuillait dans une espèce de strip-tease de l’âme.

La photographie, image « pauvre » à en croire certains, est pourtant créditée par d’autres – et parfois les mêmes – du pouvoir de nous « dévoiler ». A un degré de plus, la recherche – ou la crainte – de ce pouvoir de dévoilement fait créditer la photographie du pouvoir de déposséder l’être de son identité profonde – son âme ou son « esprit » – que les enveloppes des apparences contribuent normalement à cacher et à protéger. L’idée de la pauvreté de l’image photographique apparaît ici comme une forme de dénégation de ses pouvoirs occultés toujours prêts à resurgir.

Proposition 5

Toute surface qui accroche la lumière, comme une boîte de conserve exposée aux rayons du soleil, donne à celui qui la regarde l’impression d’être regardé par elle. Or, dans la photographie en noir et blanc, (ce qu’elle reste pour la majeure partie des photographes professionnels), chaque noir répond aux blancs qui le cernent comme le noir de la pupille au blanc de l’oeil. D’où il s’ensuit que, plus que toute autre forme d’art, la photographie – toute photographie – regarde celui qui la regarde. Lorsque la photographie inclut dans son sujet un personnage qui fixe l’objectif, cette caractéristique se trouve multipliée par l’effet du regard que le spectateur y voit.

Toute photographie impose ainsi une proximité que nulle autre forme d’art n’impose. Elle ravive les enjeux des premiers moments où l’enfant plongeait ses yeux dans le regard maternel pour y découvrir un reflet de lui-même. Face à toute photographie d’un visage qui me regarde, je ne peux m’empêcher de me demander comment il me voit. Cette question crée entre toute photographie d’un regard et son spectateur un espace privilégié qui exclut toute autre présence et alimente l’illusion d’un contact fusionnel privilégié avec le personnage photographié (Tel est en particulier le cas des photographies de Clérambault dont j’ai étudié la force de fascination par ailleurs). La photographie est ainsi une forme d’image qui enveloppe son spectateur et son sujet dans la fascination d’un secret sur soi dont le regard photographié – ou, à défaut, l’image globale – serait le détenteur. Là encore, l’affirmation de la photographie « image pauvre » paraît une manière de dénégation de la puissance de fascination du regard photographié, tel qu’il renvoie le sujet à une aliénation insupportable à l’autre.

Conclusion

La photographie s’est d’abord imposée dans l’exaltation de ses pouvoirs de ressemblance. Elle se trouvait en cela en parfaite continuité avec une philosophie de l’image, qui, en Occident donne depuis la Renaissance la priorité à la ressemblance, et en particulier à la ressemblance avec l’image de soi telle qu’elle nous est donnée par le miroir. Avec la photographie le miroir se mettait vraiment à fixer l’image.

Mais par ailleurs la photographie, même enrôlée du côté de la ressemblance et de ses vertiges, impose des pouvoirs spécifiques incompressibles, tant pour les personnages et objets photographiés que pour le photographie et son spectateur. Mais, dans la mesure ou ces pouvoirs ne rencontrent pas une philosophie de l’image qui les prennent en compte et les valorisent, ils fonctionnent de façon souterraine, contribuant probablement au succès de l’image photographique, mais sans pour autant recevoir dans la critique et le discours la place qu’ils méritent. Nous sommes convaincus par la culture du symbole que l’image doit vouloir dire quelque chose. Ce à quoi nous introduit la photographie, c’est que l’image, tout autant, nous porte. C’est pourquoi nous nous trouvons avec elle à un point charnière entre la conception traditionnelle des images et une conception nouvelle.