Qu’est ce qu’une image emblématique ?

10 juillet 2011Ecrits

Dans les années d’après guerre, mettre des images en scène et les présenter comme “ documentaires ” était jugé indigne. Toute tentative de brouiller les catégories de la représentation réveillait le spectre de la propagande. La photographie devait être un art du reflet, humaniste de préférence, et la toute jeune sémiologie apportait sa contribution à cet édifice en y voyant un indice. C’est dans ce contexte qu’Eugène Smith fut accusé d’avoir entièrement fabriqué certaines de ses photographies les plus célèbres. L’attaque portait notamment sur son fameux portrait d’Albert Schweitzer constitué à partir de plusieurs négatifs On sait depuis que son Village Espagnol met en scène des figurants dont il a choisi les vêtements et qu’il a fait poser devant des éclairages étudiés. Mais nous sommes revenus des illusions du “ documentaire”.

1 – Le long mensonge du « docu »

Dans le domaine de la falsification, Smith n’est pas le premier. Dès les années 20 et 30, August Sander passe pour avoir créé une véritable “ sociologie comparative ” à base de portraits photographiques. On sait maintenant qu’il recadrait ceux-ci autour de ses personnages de façon à éliminer une grande partie de leur environnement. Les outils de travail de ses modèles, leur décor et leurs objets familiers étaient systématiquement “ gommés ” de l’image. D’ailleurs, quand ça ne suffisait pas, August Sander n’hésitait pas à retoucher les fonds dans son laboratoire afin d’éliminer tout ce qui le gênait dans son parti-pris.

De la même façon, certaines des plus prestigieuses images de la Farm Security Administration furent arrangées et retouchées. The Migrant Mother de Dorothéa Lange montre une femme dont l’environnement est délibérément supprimé par le choix du cadrage. Tous les indices du camp ouvrier agricole où elle se trouvait avec son mari sont mis hors champ par la proximité du photographe. Lange a en outre effacé du négatif le pouce de la femme venu s’inscrire de manière trop insistante dans un coin de l’image. Quant à la célèbre photographie d’Arthur Rothstein intitulée The Dust storm , il semble bien qu’elle ait été délibérément mise en scène par le photographe… comme d’ailleurs beaucoup de clichés emblématiques de la FSA.

Après l’Europe et les Etats-Unis, prenons notre dernier exemple en URSS. Il ne s’agit pas d’un maquillage grossier de la censure stalinienne, mais d’une photographie de Evgueni Khaldei reproduite comme « vraie » par de nombreux manuels scolaires de tous les pays, sous le titre : « Soldat soviétique plantant le drapeau rouge sur les ruines du Reichstag le 2 mai 1945 ». Cette image est trois fois fabriquée. Le drapeau est une nappe d’ambassade sur laquelle le photographe a fait coudre l’emblème de l’armée rouge qu’il a lui-même dessiné; il a choisi avec soin l’endroit où se tient le soldat porte-drapeau et il a réalisé un rouleau entier de pellicule avant de trouver son bon cadrage; enfin, le négatif de l’image retenu a été retouché pour effacer deux montres que le soldat avait au poignet et qui le désignaient comme un détrousseur de cadavres. Pourtant, cette photographie a fait le tour du monde !

Eugène Smith, lui aussi, a fabriqué quelques images emblématiques, notamment Minamata 1972. Mais pour la comprendre, il nous faut d’abord préciser ce qu’est une telle image.

2 – Pourquoi existe-t-il des images emblématiques ?

Levi Strauss affirmait que nous sommes pensés par les mythes bien plus que nous ne les pensons. Il voulait souligner par là leur caractère fondateur à la fois pour notre existence sociale et pour notre capacité à penser le monde. Cette fonction que Levi Strauss donnait aux mythes peut aussi être remplie par certaines images. Leur nécessité s’impose au croisement de l’existence sociale et de l’existence psychique individuelle. En les regardant, nous y puisons à la fois la conviction d’appartenir à l’humanité et une exigence de travail intérieur. Comment s’imposent-elles et à quelles nécessités correspondent-elles ? Pour répondre à ces questions, il nous faut avoir à l’esprit que tout être humain est engagé dans un mouvement de symbolisation permanente du monde, mais que ce mouvement produit sans arrêt un “ reste ” inassimilable. En effet, le travail psychique de la symbolisation ne se construit que sur le refoulement, au moins partiel, des traces des expériences originairement vécues. Toute pensée ne vient au monde que sur un fond d’impensable qui lui reste fondamentalement extérieur. C’est notamment la raison pour laquelle tout groupe humain éprouve le besoin de fonder sa légitimité sur quelque chose qui le dépasse et qui dépasse chacun de ses membres. Cette nécessité est la projection, sur le groupe, de ce que tout humain ressent dans son effort pour fonder sa propre pensée. Elle en est à la fois la trace et le témoignage.

Par ailleurs, sur la voie de la symbolisation de ses expériences du monde, l’être humain est confronté à une autre difficulté. Les mots mettent doublement à distance ce qu’ils symbolisent : ils parlent des choses en leur absence et ils en parlent à travers des signes qui n’ont aucun rapport avec ce qu’ils désignent. Mais l’être humain n’est pas un pur esprit. Il est d’abord fait de chair, d’os et de mouvements. C’est pourquoi il a besoin de moyens de symbolisation qui ne mettent pas à distance, mais qui rendent physiquement présent ce qui est symbolisé. « Credo quia absurdum », disait Saint-Augustin. « Je crois parce que c’est absurde ». Mais pour croire quand les mots manquent, il faut avoir des rituels, des mises en scène, de la musique. Ces moyens de symbolisation ne distancient pas, ils « instancient ». L’être humain a besoin d’instanciation et de distanciation pour symboliser correctement le monde. L’image assure particulièrement bien cette double polarité. Elle est proche du mot puisqu’elle nous invite à parler, et pourtant elle n’est pas prise dans l’abstraction de la langue comme lui. En même temps, l’image est proche du corps puisqu’elle peut y produire des effets, et pourtant elle est une trace durable et transmissible, à la différence du geste dissipé dans le moment de son exécution. C’est pourquoi les images peuvent être des miroirs de l’indicible et des ciments de cohésion sociale au même titre que les rituels. L’image « emblématique est celle qui remplit ces deux nécessités. Il ne suffit donc pas qu’elle image nous tende un miroir de l’inexplicable. Des images peuvent nous parler avec beaucoup de force du mystère de la sexualité sans être emblématiques. Pour être emblématique, il faut encore qu’une image fonde un contrat social.

A Pittsburgh, en 1955, Smith fabrique une image étrange. Trois silhouettes sombres, installées devant un comptoir ambulant, semblent observées par un homme en blanc. Les fenêtres de deux maisons jumelles, juste derrière eux, paraissent surveiller l’ensemble de la scène. Entre les hommes et les maisons, l’emblème de la gargote (une longue saucisse couchée) est coincée entre deux inscriptions « Hot dogs », elles-mêmes flanquées chacune latéralement d’une publicité pour « Coca Cola ». La psychanalyse nous a appris à reconnaître dans les représentations paires une présence féminine et dans les impaires une présence masculine. L’opposition du “ un ” (ou trois) masculin opposé au “ deux ” (ou quatre) féminin traverse l’iconographie rupestre et religieuse tout comme elle hante l’art contemporain. Ici, Eugène Smith fixe cette opposition d’une manière qui n’est pas loin de donner une dimension mythologique à toute cette scène. Mais les images mythologiques et les images emblématiques sont deux choses bien différentes. Les premières sont le reflet sublimé des diverses variétés de notre désir. Au contraire, les images emblématiques ont une double polarité. Chacun de ses spectateurs y reconnaît un reflet de ce qui l’habite inexplicablement et résiste à toute saisie par le langage; et en même temps, il est convaincu que ce reflet concerne une réalité au fondement de la relation qui le lie à ses semblables dans son groupe d’appartenance. Les images emblématiques ouvrent pour celui qui s’y reconnaît la conviction qu’un pont est jeté vers l’indicible pour tenter de le comprendre; et en même temps, elles l’assurent que ce pont est partagé avec d’autres.

Selon les images et leurs spectateurs, la proportion de ces deux exigences peut varier, mais le propre d’une image emblématique est de se situer dans tous les cas au carrefour de l’exigence sociale de cohésion et de l’exigence psychique de symbolisation. Elle croise ces deux nécessités de telle façon qu’à travers elle, chacune soutient l’autre. Tout groupe ne tire sa légitimité et sa continuité que de savoir faire partager des représentations qui jouent ce rôle pour chacun de ses participants. Ces représentations sont à la fois le ciment consensuel sans lequel l’organisation sociale perdrait tout fondement imaginaire et la condition de l’organisation désirante de chacun des sujets qui y participent.

3 – Comment fonctionne une image emblématique ?

L’image emblématique n’est créatrice de liens que parce qu’elle symbolise, sous une forme imagée, une valeur essentielle à l’origine du lien. Ces valeurs concernent deux domaines : les conditions de la venue au monde et les limites de l’humain.

Les images emblématiques de la venue au monde concernent les deux aspects du lien de filiation, réel et symbolique. Toute naissance physique d’un être humain se double en effet d’une naissance symbolique. Pour être au monde, tout humain doit avoir été institué par cette double prise en charge : avoir été réchauffé, nourri, et environné de communications à sa naissance ; et avoir été situé dans un ordre symbolique de succession des générations dont son nom est le témoin.

Les images emblématiques des limites de l’humain concernent les bornes au delà duquel l’homme cesse de l’être, à savoir la folie et la mort. Dans la folie, l’être humain devient autre. Qu’il soit, selon les cultures, à moitié animal, demi Dieu, mort-vivant ou possédé, son statut est toujours radicalement différent de celui de simple humain. De même, il est par la mort transfiguré en âme errante, esprit, ange, démon ou fantôme, mais il n’est plus un être humain. Ces expériences sont des changements d’état, un peu comparables à ce qui se passe quand l’eau se transforme en vapeur ou en glace. Une image fondatrice concerne une expérience extrême. Mais cette affirmation peut être inversée. Une expérience limite ne peut devenir fondatrice que si elle est médiatisée par une image ou un ensemble d’images.

Pourtant, il ne suffit pas qu’une image aborde la représentation d’une expérience extrême pour être “ emblématique ”. Encore faut-il qu’elle accueille, comme une surface de projection, les désirs d’appartenance et d’affiliation que tout être humain porte en lui. Pour cela, tout d’abord, elle ne doit pas être trop précise. Elle doit même être le plus général possible. L’image qui contient de nombreux éléments informatifs risque de paraître moins “ vraie ” que celle qui les efface délibérément. Le photographe de guerre Don Mc Cullin, qui refusait, à l’inverse d’Eugène Smith, de fabriquer des images emblématiques, avait parfaitement compris cela. Il disait : « Le danger, c’est l’oeuvre d’art, l’icône, le côté Goya. Il faut faire très attention. J’essaie toujours de prendre une photo dans ses véritables conditions, sans rien changer à la lumière. J’essaie de capter ce qui est là. Quelquefois, si vous êtes trop près, vous n’avez aucun détail de l’environnement. Dans ce cas, j’essaie de vous montrer le maximum (…). Ce que j’essaie de faire, c’est de vous montrer autant de choses que possible».

Mais il ne suffit pas non plus d’enlever des précisions à une image pour la rendre emblématique. Certaines publicités effacent systématiquement tous les éléments du contexte sans parvenir à créer des images emblématiques. Que de “ pietàs ” ratées ! Il faut encore que cette image ait des qualités formelles qui engagent son spectateur dans un ensemble de résonances intérieures à partir desquelles il noue les fils de son appartenance à l’ordre de l’humain. L’image emblématique est d’abord une image intérieure. Et, à ce titre, elle n’est pas constituée seulement par du “ visuel ”. Elle est une aspiration, un point limite vers lequel convergent à la fois un désir représentatif, un état émotionnel et un ensemble de gestes ébauchés ou rêvés. Pour donner à une image une valeur emblématique , son spectateur doit être engagé par elle dans deux grands types d’opérations psychiques qui sont la base de nos relations aux images. Il faut qu’il se sente, par elle, contenue et enveloppé, comme il aspire à l’être par son groupe social de rattachement. Et il faut aussi qu’il se sente, par elle, engagé dans une séries de transformations psychiques qui alimentent sa conviction intime d’être mis sur le chemin de la compréhension des “ restes ” non symbolisables que toutes les expériences extrêmes alimentent. Pour être emblématique, une image doit porter très loin ces deux caractéristiques de toute image que sont son pouvoir d’enveloppement et son pouvoir de transformation.

4 – “Minamata, 1972 ”

L’une des photographies les plus célèbres d’Eugène Smith montre une mère en train de baigner son fils que la pollution industrielle au mercure a rendu très gravement handicapé. Ce cliché a souvent été comparé à l’image religieuse d’une Madonne consolatrice supportant avec courage et abnégation le calvaire de son enfant affecté par une maladie horrible. On a évoqué à son sujet certaines descentes de croix de l’iconographie religieuse. Mais cette littéralité ne suffit pas à expliquer l’impact d’une telle image. Revenons à ce que nous disions plus haut. L’image emblématique est construite de deux façons complémentaires : « per via di levare », c’est-à-dire « en retranchant » des éléments du contexte qui la particularisent; et « per via di porre », c’est-à-dire « en ajoutant », par la mise en scène, des résonances inconscientes autour des deux forces qui soutiennent l’existence psychique : la capacité de se sentir contenu et soutenu dans des transformations intérieures.

Remarquons d’abord que Minamata 1972 est une image à laquelle il manque le contexte. Cette femme appartenait à un groupe, peut-être à une famille. Où est le père ? Curtis remarquait que les photographies de Dorothea Lange dans lesquelles le père est invisible ont connu une plus grande fortune médiatique que celles où il était visible. La dramatisation recherchée de cette image nous donne à voir un aspect de la scène en effaçant tous les autres. Parce qu’il lui manque le contexte, elle se prête à toutes les interprétations. Brecht parlait du « mythe de l’immaculée perception ». Voir ne nous apprend rien… mais nous permet, contrairement à un lieu commun popularisé par les tenants irréductibles de texte, d’imaginer beaucoup plus.

Pourtant, cette image n’opère pas seulement en “ retranchant ” certains éléments de son contexte. Elle en ajoute aussi d’autres par sa mise en scène. Dans les descentes de croix de l’iconographie religieuse traditionnelle, les drapés exubérants qui enveloppent la Vierge semblent être à la fois son vêtement et le linceul du corps nu de son fils. Grâce à la mise en scène de ces étoffes, le ventre d’où le Christ est sorti est aussi, métaphoriquement celui où il va retourner. Ces plis sont sa chrysalide. Né du ventre de Marie une première fois, il y est accueilli une seconde fois pour une nouvelle naissance. Le corps du Christ niché dans les plis de l’ample vêtement virginal ne peut que ressusciter.

La mère aimante de Minamata, elle, n’a pas d’ample tunique pour y accueillir et y contenir le corps de son fils. Mais elle est, mieux encore, plongée dans le même bain que lui. Ce bain est à la fois un utérus pour deux et la métaphore de la condition humaine. Le statut d’exception de la Vierge rend possible la mise en scène de son ventre comme le lieu d’une nouvelle naissance. Au contraire, dans Minamata, point d’étoffe qui soit la métaphore du ventre porteur. Ce n’est pas d’être l’élue que cette mère porte et réconforte, c’est d’être elle-même portée. Le bain dans lequel sont plongés ensemble la mère de miséricorde et le fils souffrant est la métaphore du corps social.

L’image d’actualité montre. L’image emblématique fait plus. Elle participe, pour son spectateur, au soutien de son monde intérieur. Elle y participe même tellement qu’on a beau savoir qu’elle est arrangée, on n’arrive jamais à s’en persuader tout à fait. Toujours, face à elle, nous avons envie de croire qu’elle est le reflet de l’ordre du monde. Un peu comme si nous disions : « Je sais bien… mais quand même… »

Eugène Smith a poussé la mystification plus loin que Sander ou Lange parce qu’il vivait dans un monde d’images différent. Du point de vue de leur valeur documentaire, ses photographies sont ce que Lange disait des siennes, rien d’autre que des « tranches de cake » (« cookies cutters »). Si elles témoignent de quelque chose, ce n’est certainement pas de la « réalité » à laquelle Smith a été confronté, mais de ses choix de privilégier les mythologies humanistes auxquelles il croyait et qui portaient son désir d’être au monde et d’y être photographe. A l’opposé, certaines images de Leni Rifiensthal sont interdites. Elles le seront tant qu’une pédagogie de l’image ne permettra pas à son spectateur d’y lire des représentations d’intention et de désir et non des représentations du réel. La question n’est pas : « A-t-on le droit de manipuler les images? ’’. C’est le seul moyen d’en créer. Elle est : “ Quand cesserons-nous de (vouloir) confondre l’image avec le réel ? ”. L’image n’est pas un reflet du monde. Elle est le moyen que l’homme a inventé pour mesurer la distance qui sépare le monde réel de celui de ses représentations. En regardant ces images, l’homme apprécie la distance qui sépare ce réel de la représentation qu’il s’en fait et mesure du même coup son humanité. Croire que les images disent la vérité, ce n’est pas seulement risquer de nous tromper gravement. C’est aussi courir le risque de devenir non-humain.