En limitant le temps de jeux vidéo en ligne pour les mineurs, le gouvernement chinois fait un pari risqué du gouvernement chinois (paru dans Le Monde du samedi 2 octobre 2021)

par | 3 octobre 2021 | Actualités, Adolescence, Blog, Jeux Vidéo, Manipulation, Réseaux Sociaux

Les collégiens et les lycéens chinois se souviendront de ce mois de septembre comme de celui ou le gouvernement de leur pays a interdit aux moins de 18 ans de jouer plus de trois heures par semaine aux jeux vidéo en ligne. Et encore, il ne s’agit pas de trois heures au choix, mais de trois heures fixées autoritairement au vendredi, samedi et dimanche, à raison d’une heure chacune de ces journées, entre 20 heures et 21 heures. Une exception est faite pour les congés scolaires ou il y aurait possibilité de jouer une heure par jour dans la même tranche horaire. Au moment où de nombreux parents et pédagogues dénoncent le temps bien souvent excessif passé par les nouvelles générations sur les outils numériques, et l’emprise des algorithmes destinés à les y retenir toujours plus longtemps, cette décision peut paraître sage. Elle nécessite évidemment des formes de contrôle que seule une dictature peut mettre en place, mais à un moment où des alarmes de plus en plus nombreuses alertent sur l’abus des outils numériques par les jeunes, certains risquent de se dire que la Chine ose faire aujourd’hui ce que des parents et des pédagogues reprocheront demain aux gouvernements occidentaux de ne pas avoir fait.

Les jeux en réseau ciblés

Pour comprendre l’enjeu réel de la décision du gouvernement chinois, il convient d’accorder attention à deux précisions importantes : cette mesure ne concerne ni les jeux vidéo hors ligne, ni les réseaux sociaux, qui restent accessibles aux enfants chinois à toute heure du jour et de la nuit, pour autant que leurs parents les y autorisent, bien que le risque de développer des pratiques problématiques y existe aussi, même s’il est moins important. Que sont alors les jeux concernés par la décision chinoise? Ils permettent à un grand nombre de personnes d’interagir simultanément dans un monde virtuel persistant par l’intermédiaire d’avatars. Ils en résulte une très forte implication des joueurs avec le risque de donner aux événements qui s’y déroulent plus d’importance qu’à la vie quotidienne, mais aussi le développement de liens forts pouvant aboutir à la création de communautés virtuelles. Les joueurs s’y affrontent, bien entendu, mais ils y construisent aussi des stratégies communes, et parfois, il leur arrive de parler d’autre chose. De leur vie privée, voire de la société. 

L’adolescent innove

Des recherches en neurosciences ont montré que l’adolescence est une période bien particulière du point de vue des compétences cérébrales. D’un côté, à partir de la puberté, l’enfant éprouve l’ensemble du registre émotionnel des adultes. En même temps, même si son « bagage » éducatif est encore loin d’être acquis, il a les modes de pensée et de raisonnement des adultes. Mais en même temps, l’adolescent n’a pas ou très peu le contrôle de ses impulsions, et en tout cas, il a ce qu’on appelle une « hypersensibilité socio émotionnelle » qui l’amène notamment à suivre l’avis de son groupe de pairs plutôt que celui des adultes, et à y adhérer sans recul.

Chacun sait que le corps de l’adolescent grandit en deux temps, d’abord les jambes, ce qui lui donne cette silhouette si facilement reconnaissable, puis dans un second temps le tronc pour lui donner une apparence adulte. Et bien le cerveau fait de même : d’abord les compétences émotionnelles, puis quelques années plus tard la possibilité de leur contrôle et de leur organisation. Il en résulte une période de quelques années qui est celle de toutes les folies, mais aussi des créations les plus inattendus. Cette maturation du cerveau en deux temps, qui pourrait apparaître comme une astuce du diable pour empoisonner le projet éducatif des parents, est en réalité une formidable opportunité du point de vue de l’innovation sociale et technologique. Les adultes savent comment fait les choses, mais les adolescents n’écoutent pas les adultes et heureusement. Nous nous étonnons aujourd’hui de découvrir que les innovations numériques et la lutte contre le réchauffement climatique sont portées par des personnalités incroyablement jeunes. Mais il en a très souvent été ainsi. Et n’oublions pas que la plupart des révolutions ont commencé par des révoltes étudiantes !

Un pari risqué

Et voilà bien justement ce qui fait peur au gouvernement chinois. Une heure par jour, c’est le temps suffisant pour des joueurs de jeux en réseau pour combattre des ennemis, seuls ou avec des camarades, sur des espaces dédiés. Mais ce n’est pas suffisant pour avoir envie de parler avec ses camarades de la vie, de l’avenir, de liberté. Réduire à une heure par jour la durée des parties de jeu réseau, c’est un peu comme réduire une partie de foot ou de basket à une heure, mais sans la possibilité de se retrouver dans les vestiaires pour parler de la vie comme elle va.

On comprend alors que le gouvernement n’ait pas interdit les réseaux sociaux non plus. Ils sont en effet conçus de telle façon que l’ensemble des échanges possibles y sont sévèrement codifiés et qu’il est possible en outre de connaître précisément ce que chacun y fait et y dit. Tout comme Facebook, les algorithmes des réseaux sociaux développés en Chine sont conçus de façon à rendre impossible la construction d’une pensée collaborative. Tout est fait pour que chaque utilisateur ait l’illusion d’une totale liberté de création et de pensée, comme sur Tik Tok, alors que les algorithmes le ramènent constamment aux modèles que les concepteurs du système ont décidés de lui faire adopter.

Avec cette mesure, le gouvernement chinois indique clairement ce qui lui fait peur : le désir et la capacité de la jeunesse de rêver le monde de demain autrement que le monde d’aujourd’hui. Mais le gouvernement chinois fait un pari risqué : peut-on châtrer la jeunesse de son désir de repenser le monde entre pairs sans affecter durablement ses capacités créatives ?