Les pouvoirs de la pornographie : du porno chic au porno citoyen

par | 9 juin 2014 | Actualités, Blog, Culture, Nouveaux médias, Sexualité

Avec les élections européennes, la mise en scène de la sexualité s’est invitée dans la campagne électorale. Ce n’était pas en paroles, mais en images, et le sexe féminin y a gagné au passage un nouveau qualificatif. Un affiche réalisée à l’initiative d’un groupe de « jeunes citoyens » invitait les français – et en l’occurrence les françaises – à glisser leur bulletin dans l’urne de façon inattendue. Elle montrait une jeune femme allongée au lit entre deux hommes dont la nudité n’était cachée que par le drapeau bleu à étoiles jaunes de l’Union européenne, le tout surmonté du slogan : « Choisis qui tu veux dans ton parlement ». Après le porno chic, voici donc le porno citoyen. D’une certaine façon, rien d’étonnant. Le sexe a envahi la publicité depuis longtemps. Mais pourquoi cette proximité ? D’où vient l’alliance si forte entre publicité et pornographie, aussitôt que les tabous moraux qui imposaient de ne pas l’utiliser sont tombés ? N’oublions pas que la publicité excite nos désirs pour mieux les détourner. La publicité à contenu sexuel explicite y réussit elle mieux que celle qui joue sur des métaphores feutrées ? Il semble bien que oui.

Immersion, transformation et signification

Le spectateur d’une image a d’abord la possibilité d’y entrer en pensée de telle façon que son esprit est « dans l’image » bien que son corps reste « devant » elle. Ce désir est d’autant mieux satisfait que l’image est animée, en relief, accompagnée de son dolby stéréo, mais l’intérêt pris à une image peut suffire, quelle que soit sa taille et son aspect. Ensuite, tout spectateur d’une image est sollicité à la transformer mentalement de manière à l’adapter à ses goûts et à ses attentes. Enfin, tout spectateur d’une image a le désir d’en comprendre le sens, ne serait ce que de façon minimale, dans sa référence à la réalité. Ce plaisir est en même temps décuplé quand il demande un petit effort et que le spectateur se sent soudain intelligent d’avoir compris! J’ai désigné en 1995 ces trois caractéristiques des images comme les trois ressorts complémentaires de notre désir d’en créer, d’en regarder et d’en jouir, et je les ai appelé respectivement « pouvoir d’immersion », « pouvoir de transformation » et « pouvoir de signification ». Or il faut bien reconnaître qu’aucune forme d’image ne les suscite plus intensément que l’image pornographique…

Et la pornographie fut

Commençons par le pouvoir d’immersion des images pornographiques. Il est si évident qu’il est inutile d’insister. Le spectateur d’une image pornographique s’imagine facilement à la place de l’un ou l’autre des protagonistes: voir une scène sexuelle, c’est – pour autant que notre morale l’accepte – avoir envie de l’accomplir. Le pouvoir de transformation du spectateur est tout autant mis à contribution: si l’image est fixe, il l’anime en pensée et lui donne les suites qu’il désire, et si elle est animée, il en anticipe le dénouement. Enfin, le spectateur est en position de voyeur, mais aussi de déchiffreur. Il est voyeur parce qu’il se retrouve forcément dans la posture de l’enfant qu’il a été, imaginant ou plutôt tentant d’imaginer la relation sexuelle entre ses parents dont il se pense légitimement exclu, tout en en étant le produit. Mais l’adulte n’oublie pas pour autant qu’il est un adulte: il est alors non pas celui qui observe ce que Freud aurait appelé une scène primitive entre les parents, mais celui qui observe une scène dont il jouit de chacun des points de vue en pouvant s’imaginer alternativement à chacune des places, alors que dans l’accomplissement réel de l’acte sexuel, et sauf mise en scène nécessitant plusieurs partenaires, il n’occupe toujours qu’une seule place à la fois.

Pornographie et publicité

Or c’est exactement ces trois mêmes leviers que la publicité utilise: le spectateur est invité à entrer en pensée dans l’image afin de se voir lui-même à la place des acteurs; il s’imagine utiliser à sa façon l’objet proposé à son achat; et enfin – cerise sur le gâteau – il est invité à donner à l’objet qu’il voit représenté sur l’écran deux significations bien précises : que sa possession augmente l’estime qu’il se porte à lui-même (c’est le point de vue narcissique), et lui donne en même temps un statut social d’exception. Mais ce pouvoir de signification, pour fonctionner, nécessite que les pouvoirs d’immersion et de transformation aient été au préalable mis à l’œuvre dans l’image. Et c’est l’objectif recherché par ceux qui lui donnent un contenu sexuel explicite.
Avec l’image pornographique : le spectateur est impliqué (oh combien), son esprit est mis en mouvement et il est rendu curieux. Rien d’étonnant si la publicité et la pornographie font si bon ménage !