Paru dans Libération, janvier 2022.

Lorsque Mark Zuckerberg, le fondateur et patron de Méta définit les métavers, c’est dans des termes qui évoquent plus un jeu vidéo qu’une page Web : « Une construction de réalité virtuelle destinée à supplanter l’internet, à fusionner la vie virtuelle avec la vie réelle et à créer de nouveaux terrains de jeu sans fin pour tout le monde – vous allez pouvoir faire presque tout ce que vous pouvez imaginer. » Mais pour ceux qui connaissent Facebook et les réseaux sociaux en général, cela fait craindre : « faire et imaginer tout ce que les algorithmes opaques de Mark Zuckerberg vous inciteront à faire et à imaginer, avec pour conséquence de livrer toujours plus de données personnelles, de dépenser toujours plus et, pour certains, de créer gratuitement à son profit. »

Une fausse révolution

A en croire toujours Mark Zuckerberg, les métavers représenteraient une révolution aussi importante que celle des médias sociaux en 2007. Mais il est utile de rappeler que cette fameuse révolution n’a pas été technologique (les algorithmes à l’origine du Web 2.0 existaient avant la création des réseaux sociaux), mais économique. Certains fournisseurs d’accès ont compris que le double virtuel de chaque utilisateur ne devait plus seulement être construit à partir de ses propres messages, jugés insuffisants pour justifier les coûts des plateformes, mais à partir de l’ensemble des informations que ses proches communiquent sur lui, par l’intermédiaire des questions et des réponses qu’ils lui font, ou des propos qu’ils tiennent à son sujet. Et ils ont rapidement compris que pour y parvenir, il fallait inciter par tous les moyens les utilisateurs à échanger des informations entre eux, même d’importance minimes, les petites rivières finissant par créer de grands ruisseaux, jusqu’à une mer immense de données exploitables par les plateformes : les big data.

C’est exactement la même chose aujourd’hui. La simulation numérique interactive, la réalité virtuelle et les jumeaux numériques qui sont à la base des métavers existent depuis que l’informatique a été créée. N’oublions pas Le Second monde créé en 1997, puis Second Life. Seul est nouveau le modèle économique que Mark Zuckerberg veut leur imposer, pour son plus grand profit. Mais qu’y a donc de nouveau qui le permet aujourd’hui ? Les cryptomonnaies, dont Zuckerberg n’a pas caché qu’il voulait créer la sienne.

De l’échange des informations à l’échange des valeurs

Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs sont incités à échanger toujours plus d’informations, et celles-ci sont récupérées par les plateformes pour être monnayées. Dans les métavers, les utilisateurs seront invités à échanger non plus des informations, mais des valeurs sur lesquelles les plateformes prélèveront leur pourcentage. Mais pourquoi achèterions-nous plus sur les métavers que sur les plateformes de vente en ligne comme Amazon ? Parce que nous serons invités à y acheter aussi des objets numériques, et surtout à en créer et à en vendre. Et pour assurer nos acheteurs de ne pas retrouver ailleurs ce que nous leur vendrons, nous leur assurerons l’exclusivité grâce à un code non reproductible : c’est la logique des fameux NFT (pour Non Fongible Tokens), une sorte de monnaie authentifiant une exclusivité. Chacun sera invité à créer ses propres objets numériques, vêtements, jeux, habitats, tableaux, et à en vendre l’exclusivité. Et puisque ces mondes virtuels seront interconnectés au monde réel, les monnaies virtuelles seront tôt ou tard interconnectées avec les monnaies réelles. Autrement dit, Mark Zuckerberg, avec sa cryptomonnaie fabriqué sur mesure pour son métavers, avec lequel il rêve évidemment d’éclipser tous les autres, pourrait tenir aussi le monde de la monnaie réelle, celle du « vrai monde », si cette expression a encore un sens tant les deux ne feront qu’un.

Un nouveau Far Ouest

C’est pourquoi ce qu’il faut craindre, c’est que ces métavers deviennent un nouveau Far-Ouest où régneront partout la loi du plus fort, du plus fortuné ou du plus agressif. Les grandes marques et les spécialistes du marketing qui en tiendront les rênes soumettront les usagers à la puissance manipulatrice de leurs algorithmes. Les inégalités propres à la vie réelle risquent d’y être non seulement transposées, mais même aggravées.

Tout d’abord les inégalités économiques. Ceux qui ont accumulé des monnaies virtuelles, et notamment les mafias, vont trouver un terrain formidable pour en justifier l’utilisation. Mais ces inégalités se retrouveront aussi dans les petites dépenses de chacun : la possibilité de s’acheter une apparence plus ou moins séduisante et plus ou moins calée sur la mode du moment, car pour faire tourner la machine économique, les modes changeront très vite dans les métavers, comme elles changent déjà beaucoup dans le jeu vidéo Fortnite, qui constitue un prototype de métavers pour ses fabricants.

Les inégalités sociales se retrouveront dans la capacité qu’auront certains utilisateurs bien informés de comprendre comment les algorithmes les piègent tout en leur laissant l’illusion de la liberté. Ceux qui auront cette possibilité seront évidemment mieux protégés.

Enfin, et puisque l’empathie et l’antipathie fonctionnent de la même façon vis-à-vis des avatars que vis-à-vis des personnes réelles, il est à craindre que le biais de familiarité qui nous fait préférer ce qui nous ressemble à ce qui ne nous ressemble pas s’y retrouve aussi. Le choix des avatars risque de renforcer les stéréotypes liés à la couleur de peau, à l’apparence sexuelle, au choix de certains marqueurs identitaires, d’une façon dont les créateurs de métavers ce déclareront évidemment non responsables.

Tout comme les réseaux sociaux, les métavers peuvent être de formidables espaces pour la création de communautés virtuelles. Des algorithmes peuvent y favoriser le travail collaboratif et la construction des savoirs au service d’une démocratie citoyenne. Mais bien loin de s’engager dans cette direction, les plateformes de réseaux sociaux, à commencer par Facebook, ont choisi de privilégier l’enfermement de chacun dans des bulles et les messages extrêmes susceptibles de générer plus de réactions, et donc plus de données à récupérer et à monnayer. C’est pourquoi il est à craindre que les mêmes modèles prédominent dans les métavers. Bien sûr, l’échange d’informations est censé y être remplacé par l’échange de valeurs. Mais il est probable que Zuckerberg ne renoncera pas à son modèle actuel de profits pour le remplacer par un autre : il gardera les deux. Autrement dit, il est à craindre que ceux qui s’écartent de l’échange des valeurs soient poussés par les algorithmes à retomber dans les quiproquos, les malentendus et les messages de haine qui sont le fond de commerce de Facebook.

C’est pourquoi, plutôt que de commencer à fantasmer sur un avenir que l’on nous promet radieux, il est essentiel de travailler d’ores et déjà avec les nouvelles générations sur les outils qu’elles utilisent afin de leur en faire comprendre les enjeux, et leur permettent de s’écarter de leurs usages les plus problématiques, qui sont hélas ceux que les algorithmes actuels encouragent.