Non ! Le téléphone mobile des adolescents n’est pas leur « doudou » !

par | 8 janvier 2013 | Adolescence, Blog, Nouveaux médias

Il est devenu habituel, dans les conversations ou dans les journaux, d’entendre assimiler l’usage que les adolescents font de leur téléphone mobile à celui d’un « doudou », et un article récent du Monde a encore surfé sur cette analogie. Cette comparaison est non seulement fausse, mais infantilisante, pour ne pas dire insultante.

Un support d’information, d’expression, et d’identité

Tout d’abord, la grande majorité des adolescents ne sont pas plus « accros » à leur téléphone mobile que bien des adultes qui l’utilisent en réunion, au cinéma, sans parler de tous ceux qui, dans les lieux publics, s’en servent en tournant la tête, voir en cachant leurs yeux, dans une illustration littérale de l’attitude de l’autruche qui confond le fait de ne pas voir avec celui de ne pas être vue, ou plutôt, ici, entendu ! Mais surtout, le mot « doudou », qui renvoie au jeune enfant et à sa peluche censée remplacer son adulte de référence, cache l’essentiel. Le téléphone mobile n’est pas un objet destiné à se substituer à la « maman » dans une régression vers des modes de relation infantile au monde. C’est bien au contraire un outil d’information et d’expression utilisé pour échapper au contrôle des représentants institutionnels adultes, à commencer par les parents. C’est pourquoi il fait si peur, et voila bien ce que le mot de « doudou » vise à cacher !
Bien sûr, les adultes qui pensent que les jeunes ont avec leur téléphone mobile une relation différente d’eux-mêmes ont raison : pour eux, le téléphone mobile n’est pas seulement un outil d’information et d’expression, mais aussi un espace de construction identitaire. A l’adolescence, tout change en effet incroyablement vite : le corps, les émotions, les centres d’intérêt… à tel point que l’identité, contrainte de s’adapter en permanence à ces multiples bouleversements, est particulièrement fragile. L’ensemble des documents intimes que l’adolescent stocke dans son téléphone est alors chargé d’assurer la stabilité qui lui fait défaut dans sa subjectivité.

Retourner dans la pataugeoire

Mais l’essentiel est ailleurs : les adolescents d’aujourd’hui, bien plus que ceux d’hier et probablement bien moins que ceux de demain, cherchent leurs repères de plus en plus tôt en dehors de leur groupe familial. Du coup, le mobile devient l’outil privilégié avec lequel ils se projettent non seulement dans un autre espace que celui de leur famille, mais aussi dans un autre temps, celui d’un monde interconnecté en permanence dans lequel ils anticipent d’être engagés bientôt. Un monde dans lequel ce n’est pas la proximité physique qui détermine l’intensité et l’authenticité de la relation, mais la force des centres d’intérêt partagés.
C’est pourquoi enlever son téléphone mobile à un adolescent est comme lui arracher une partie de lui-même. Sa colère ressemble, bien sûr, à celle d’un tout petit auquel on enlèverait son doudou, mais la comparaison s’arrête là car les raisons sont exactement opposées. Dans le cas de l’enfant, c’est une façon – bien maladroite ! – de lui montrer qu’il doit grandir, et il répond en général en hurlant pour faire comprendre qu’il a besoin d’encore un peu de temps. Au contraire, enlever son téléphone mobile à un adolescent revient à le priver de l’interconnexion avec ses pairs et des innombrables informations de la toile, et à le mettre en situation de n’être soumis qu’à la seule influence directe des adultes qui l’entourent, exactement comme un bébé ! Dans un cas, c’est demander au jeune enfant de plonger sans bouée alors qu’il n’a pas encore appris à nager; dans l’autre, c’est obliger l’adolescent à renoncer à son tuba et à ses palmes et à retourner dans la pataugeoire.

Une manifestation de souffrance psychique

Ajoutons à cela que les adolescents les plus attachés à leur téléphone mobile sont habituellement ceux qui se vivent dans la plus grande insécurité psychologique : l’utilisation excessive du téléphone mobile est souvent l’expression d’un sentiment de solitude et d’abandon intolérables. Bien sûr, certains jeunes s’imaginent plus seuls qu’ils ne sont en réalité, mais il ne faut pas sous estimer le fait qu’il existe des adolescents réellement victimes de négligence de la part de leur famille : leurs parents sont si occupés dans leur vie sociale, ou dans leur tête, qu’ils les abandonnent à eux-mêmes. Un adolescent privé de repères gratifiants dans sa vie quotidienne, et qui cherche désespérément à s’en créer à travers les mondes virtuels ne peut évidemment que réagir avec une extrême violence à toute confiscation de l’outil dans lequel il voit justement son salut.
Les limites ne sont structurantes que si l’adulte montre d’abord sa compréhension des angoisses dans lesquelles le jeune se débat. C’est de rétablir la confiance avec l’adulte dont il s’agit principalement, notamment quand les parents ne sont plus perçus comme des interlocuteurs plausibles.

Une révolution numérique qui ne fait que commencer

L’utilisation du mot de « doudou » par les adultes, on le voit, n’est rien d’autre qu’un symptôme de l’incompréhension grave que beaucoup d’entre eux entretiennent vis-à-vis des pratiques adolescentes. Ils voient la régression là où se place au contraire le désir d’avancer, et le repli sur soi là où il s’agit au contraire de s’interconnecter. Le risque de quiproquo est complet. Et ce quiproquo est d’autant plus grave que la révolution numérique ne fait que commencer. Il faudra bien que les enseignants s’habituent à la possibilité de faire travailler les élèves avec leur téléphone mobile. D’ailleurs, certains le font déjà, et c’est évidemment ceux qui ont renoncé à y voir un « doudou » ! D’autant plus que les enfants qui vivent aujourd’hui en intimité avec leur téléphone mobile seront tout naturellement des adultes qui vivront de la même manière demain … et qui ne pourront d’ailleurs guère faire autrement ! Sauf à renoncer à à l’information, à la culture, aux liens communautaires, et même aux applications qui leur permettront de gérer leur propre santé en ligne.