Pourquoi l’expo Hergé commence-t-elle par la fin ? (publié dans le Huffington le 5/10/2016

par | 20 octobre 2016 | Actualités, Blog, Culture, Dessin, Hergé, Peinture / Sculpture

La merveilleuse exposition que le Grand palais consacre à Hergé jusqu’au 15 janvier 2017 présente une particularité qui n’échappe à aucun visiteur, et pour cause : elle commence par la fin ! Ou plutôt, elle commence par un épisode de la vie de Hergé qui concerne le début des années 1960, bien loin donc de sa mort survenue en 1983. C’est en effet par les peintures abstraites qu’il a réalisées à cette époque que s’ouvre l’exposition qui lui est consacrée. Ce choix, semble-t-il, a été imposé à la Réunion des Musées Nationaux par la Société Moulinsart. Comme il n’est justifié nulle part, essayons de le comprendre.

Peinture ou dessin ?

Sans vouloir défendre le parti pris des organisateurs, reconnaissons d’abord que le choix chronologique aurait fait courir un risque : celui de laisser entendre que le formidable dessinateur qu’était devenu Hergé aurait pu regretter, vers la fin de sa vie, de ne pas être devenu peintre… Bien qu’il ait affirmé à Numa Sadoul qu’il adorait raconter des histoires et qu’il n’aurait jamais pu le faire autrement, n’oublions pas que les visiteurs habituels du Grand Palais sont plus souvent sensibilisés à la grandeur de la peinture qu’à celle de la BD. Le choix chronologique, auprès de cette population laissait donc planer l’ombre d’un quiproquo. En revanche, le choix retenu impose partout l’idée que Hergé connaissait parfaitement la peinture dès le début de sa carrière et que son choix a donc été fait en pleine conscience… même si on peut penser que l’obligation de gagner sa vie et la possibilité de travailler comme illustrateur ont joué un rôle important dans cette orientation.

L’histoire de l’art revisitée

Le texte qui accompagne la salle numéro 2 confirme cette explication. Hergé, nous dit-on, été sensibilisé, bien avant sa rencontre personnelle avec l’Art moderne, « aux courants artistiques de toutes origines et de toutes époques. Dès les premières années de ses activités professionnelles au journal Le Vingtième Siècle, le jeune homme a sous les yeux des articles consacrés aux peintures et aux sculptures réalisées par ses contemporains, mais qui font aussi référence aux courants artistiques du passé, proche ou lointain. » Suit l’énumération des œuvres que Hergé y aurait découvert : « l’art précolombien, Van Gogh, Toutankhamon, Bruegel, Utrillo, Dürer, Goya, Monet, etc. » Nous voilà convaincus, Hergé n’a pas été tenté par la peinture après avoir donné vie à Tintin, comme à regret d’une carrière picturale manquée. Il aurait pu d’emblée, par son incomparable connaissance de l’art et de son histoire, s’imposer comme un immense peintre, mais il n’a pas voulu le faire, il a choisi une autre voie, il a renoncé à l’abstraction des formes et des couleurs pour faire valoir la grandeur du dessin. Tel est le message que ce choix anti chronologique nous communique, ou plutôt la première moitié du message, car celui-ci va beaucoup plus loin.
C’est en effet toute une conception de l’histoire de l’art et de la place que pourrait y prendre Hergé qui se joue dans cette exposition. Il s’agit de rien moins que de faire valoir un nouvel âge de l’art graphique. Risquons-nous alors à essayer d’écrire l’introduction à cette exposition, tel qu’elle n’y figure pas, mais telle qu’elle s’impose dans le cheminement de la première à la dernière salle.

À la recherche de l’introduction manquante

« Il y eut une époque où le dessin et la peinture était indissolublement liés, exactement comme l’art et la science. Léonard de Vinci était savant et artiste, et il était à la fois un immense dessinateur et un peintre génial. Puis les sciences et les arts se sont séparés. Mais le dessin et la peinture sont restés longtemps liés, jusqu’au triomphe de l’abstraction. Les peintres ont alors cessé d’être dessinateurs (mêmes si certains le redeviennent, comme Lucian Freud, mais n’oublions pas que nous sommes plongés par cette exposition au cœur des années 1960, qui voit le triomphe absolu de l’art abstrait). Alors, la peinture et le dessin ont été disjoints, exactement comme la science et l’art quelques siècles auparavant, et Hergé en a tiré la leçon. Il a fait le choix du second et il a donné au dessin des lettres de noblesse oubliées depuis la renaissance. Alléluia ! »

Le retour du dessin perdu

Les nombreuses citations du regretté Pierre Sterckx reproduites tout au long de l’exposition renforcent cette impression (nul mieux que lui n’a en effet su rapprocher le dessin de Hergé de celui des plus grands dessinateurs, comme Raphaël ou Michel-Ange), ainsi que le peu de cas fait d’autres auteurs qui se sont consacrés à l’analyse de l’œuvre, comme Benoit Peeters. L’heure n’est pas à l’exégèse, mais à l’encensement. Ainsi s’explique aussi le peu de place fait aux collaborateurs les plus créatifs de Hergé, notamment à Edgar P. Jacobs, et le silence sur le fait que Tchang ne fut pas seulement un étudiant chinois des Beaux Arts, mais aussi un grand artiste. Et ainsi s’explique encore l’importance donnée dans cette exposition aux diverses publicités réalisées par Hergé. Elles sont « dessinées », même si le créateur de Tintin s’y affirme comme un bien meilleur imitateur des différents styles de son époque que comme un créateur original.

Mais alors, pourquoi ne pas avoir été plus explicite dès le début ? Par peur de se voir reprocher une stratégie qui vise moins à éclairer le public – et encore moins à le divertir – qu’à valoriser l’œuvre comme un retour du dessin sur la scène de l’art, retour dont Hergé aurait été l’instigateur ? Si cette raison passablement mercantile était la bonne, elle expliquerait pourquoi la décision de donner à cette exposition un ordre anti chronologique n’est expliquée nulle part…
Quoi qu’il en soit, on ne peut que se réjouir de l’occasion qui nous est donnée d’y découvrir une magnifique exaltation du travail de la main. En ce début de millénaire où chacun a tendance à ne jurer que par la performance de ses instruments numériques, il est bon de rappeler que la main est le premier outil dont l’homme s’est pourvu. Et qu’elle continue à pouvoir faire de grandes choses, comme de créer des mondes avec un simple crayon.