Résister à la conspiration publicitaire

par | 20 janvier 2016 | Actualités, Blog, Éducation, Éthique

Philippe Meirieu, Serge Tisseron
Publié dans le Huffington post le 15/01/2016

Même si quelques parents ont résisté, par principe ou par nécessité, à la pression médiatique des fêtes de fin d’année, tous ont pu mesurer l’impact fabuleux des campagnes publicitaires sur nos enfants. Toutes conspirent pour faire de nos enfants des consommateurs lobotomisés et de leurs parents des adultes culpabilisés dès qu’ils refusent de céder à la moindre demande.
C’est que la conspiration est terriblement efficace : elle instrumentalise l’égocentrisme enfantin – une phase normale du développement – et maintient nos enfants dans l’infantile du caprice quand il faudrait, au contraire, les aider à s’en délivrer pour accéder à la pensée. Ce mouvement s’impose d’autant plus qu’il joue sur la marchandisation des relations affectives : l’amour se mesure – quand il ne s’achète pas ! – à la puissance de la satisfaction immédiate du cadeau. Barres chocolatées ou gadgets cinématographiques, panoplies vestimentaires ou prothèses technologiques de toutes sortes, le mécanisme est le même : « Si tu me gâtes, c’est que tu m’aimes et si tu m’aimes, je t’aimerai… Si tu ne me gâtes pas, je ferai jouer la concurrence entre adultes, et comme vous voulez tous être aimés de moi, je finirai bien par avoir satisfaction ! »
Or, voilà qu’une initiative parlementaire est susceptible de faire un peu bouger le curseur : un groupe de députés, reprenant une proposition du Sénat, propose d’interdire toute publicité commerciale pendant la diffusion des émissions pour enfants de moins de douze ans, ainsi que quinze minutes avant et quinze minutes après ces émissions, et cela sur l’ensemble des programmes « jeunesse » de la télévision publique.
Le projet peut sembler modeste : il n’est, en rien, une refonte des émissions « jeunesse » qui permettrait à nos enfants un véritable accès à la culture, aux langues étrangères, au décryptage de l’actualité ; il ne s’applique qu’au « service public » et risque de faire transiter vers les chaînes privées une partie de la manne publicitaire… Mais, outre que ce transfert devrait être minime, il est essentiel que notre service public de l’audio-visuel soit absolument exemplaire. Il est fondamental qu’au moment où l’on exhorte sans cesse les éducateurs à lutter contre toutes les formes d’emprise et à former des citoyens lucides, les parents puissent faire confiance au « service public » et que ce dernier incarne les valeurs pour lesquels l’État prétend se mobiliser.
Quel sens a, en effet, l’interdiction de la publicité après vingt heures – censée ménager les adultes d’intrusions commerciales – quand on laisse les enfants, le matin et l’après-midi, face à ce dont, précisément, nous nous sommes engagés, en signant la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, à les protéger ? Car, aujourd’hui, 11% du temps passé devant la télévision par les enfants est consacré à la publicité. Or, d’une part, au dessous de six ou sept ans, ces enfants ne font pas de distinction dans les statuts des programmes et des messages, mélangeant réalité, fiction et prescription. D’autre part, tous sont sensibles au rythme rapide et à la surenchère des effets publicitaires qui disqualifie l’attention linéaire requise pour accéder à un véritable travail intellectuel. Enfin, tous se sentent investis par la publicité d’un pouvoir d’exiger et d’un devoir de prescrire, y compris pour des produits qui ne devraient relever que de la décision de leurs seuls parents.
On pouvait espérer que, face à ces éléments, l’unité se fasse à l’Assemblée nationale, le 14 janvier prochain, pour voter cette proposition de loi, premier pas vers une véritable « priorité à la jeunesse », tant annoncée et tant attendue. Mais voilà que le gouvernement demande aux députés de rejeter ce texte et renvoie à une décision ultérieure, après une étude sur la pertinence de la mesure et son impact financier qui serait remise par une « commission Théodule »… le 30 juin 2017 ! Certes, cette proposition de loi coûterait environ 7 millions d’euros, mais cela constitue moins de 0,2% du budget de France Télévision. Et, quoiqu’il en soit, c’est une somme bien dérisoire au regard du coût de l’obésité, des troubles psychiques et de l’échec scolaire réunis.
Il faut savoir ce que l’on veut : faire des enfants de France des prescripteurs-décideurs des achats de leurs parents, de futurs consommateurs compulsifs, soumis à toutes les formes d’emprise… ou des citoyens capables de distinguer le « savoir » et le « croire », de résister aux injonctions, de surseoir à leurs pulsions et de s’impliquer dans une démocratie ?

Philippe Meirieu
Professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université Lyon 2

Serge Tisseron
Psychiatre, psychanalyste, Université Paris VII Denis Diderot