The social dilemma,

ou comment des repentis des GAFAM investissent Netflix pour commencer à construire leur légende

par | 16 septembre 2020 | Actualités, Adolescence, Blog, Ecrans, Intelligence Artificielle, Manipulation, Réseaux Sociaux

Le film s’appelle The social dilemma et il est disponible sur Netflix. Le titre français est moins explicite : « Derrière nos écrans de fumée ». En effet, en fait d’écrans, il n’y est question que des réseaux sociaux dont le pouvoir serait de nous éloigner les uns des autres, de nous manipuler à notre insu et même, comme le dit l’un des interlocuteurs, de préparer la guerre civile ! Ces lanceurs d’alerte savent de quoi ils parlent : ce sont des « repentis » des GAFAM. Mais leur objectif est-il de dénoncer les réseaux sociaux ou de commencer à construire leur légende… et peut-être à rentabiliser leurs nouveaux investissements ?

Les repentis

On appelle ainsi les anciens ingénieurs, informaticiens, et responsables de l’optimisation financière qui ont quitté Google, Apple, Facebook, Instagram, Snapchat ou Pinterest après avoir contribué à fabriquer leur puissance, le jour où ils se seraient rendu compte qu’ils avaient fabriqué le diable. Mais que reprochent-ils, exactement, aux réseaux sociaux ? D’être devenus, au fil des années, une énorme entreprise de surveillance et de contrôle de chacun au service d’un capitalisme toujours plus vorace. L’expression de « capitalisme de surveillance », avancée dans le film, semble en effet bien adaptée. Les activités en ligne de chacun sont observées, suivies et mesurées, tandis que des algorithmes exploitent les biais cognitifs des utilisateurs pour augmenter leurs temps de consommation, en obtenir plus d’argent et/ou d’informations personnelles, orienter leurs choix et assurer le succès des publicités.

Un modèle économique qui régit tout le secteur numérique

Le problème est que, contrairement à ce que ce film pourrait laisser penser, ce nouveau capitalisme ne régit pas seulement le modèle des réseaux sociaux. La simple télévision le pratique déjà à la mesure de ses moyens. C’est ce que le patron de TF1 appelait en 2001 « offrir aux annonceurs du temps de cerveau disponible ».

Pour ce qui concerne les jeux vidéo, les choses sont plus claires encore. Depuis quelques années, des algorithmes dont le joueur n’a pas conscience manipulent ses choix de façon qu’il est incité à jouer toujours plus longtemps, à dépenser toujours plus d’argent et à apporter toujours plus de données personnelles monétisables à la plate-forme qui héberge son jeu.

Et Netflix ? Il n’agit pas autrement ! Cette entreprise sait ce que nous avons choisi de regarder, à quelle heure nous l’avons regardé, à quel moment nous avons arrêté parce que le spectacle était trop pénible où ennuyeux. Et il sait aussi là où nous habitons, et donc notre catégorie sociale car l’habitat est corrélé avec les revenus de chacun. Et puis il sait ce que nos enfants regardent, et en fonction de ce que chacun visionne, ils peuvent savoir si vous êtes un homme ou une femme, joyeux ou déprimé, etc. Et cela lui permet d’orienter nos choix à notre insu…

Haro sur le smartphone

L’un des intervenants affirme que la diffusion du téléphone mobile serait responsable chez les adolescents américains de l’augmentation du nombre de dépressions et de suicides, et génèrerait une insécurité psychique incitant ces jeunes à rester dans leur famille plus longtemps et à ne pas passer leur permis de conduire. Pourtant, après compilation de quatre bases de données portant sur les adolescents américains depuis 40 ans, Jean Twenge[1]  conclue que la génération actuelle est en effet très différente des précédentes, mais que rien ne démontre le lien entre l’utilisation du Smartphone et les problèmes qu’on y observe. Rappelons aussi qu’un rapport publié en 2017 par l’Unicef[2] conclut que les préadolescents et adolescents feraient plutôt un bon usage des réseaux sociaux.

L’un des repentis évoque tout de même la possibilité pour le smartphone de nous rendre des services. L’exemple qu’il donne est de pouvoir obtenir une voiture en 30 secondes devant sa porte. Exemple de riche. Si vous avez l’argent pour la payer, oui, en effet. Mais pour la majorité des utilisateurs, c’est de pouvoir joindre et être joint à tout moment qui importe, autrement dit la sociabilité.

Le remède de se parler

Face à cette menace, les intervenants dénoncent le danger de ne plus se parler. Mais alors, pourquoi s’être fait filmer chacun seul face à une caméra, dans une succession de soliloques, alors qu’ils sont probablement voisins dans la Silicon Valley ? Ces gens seraient-ils incapables de commencer par se parler entre eux ? A tel point qu’au fur et à mesure que défilent ces interviews en gros plan, on se prend à douter de leurs motivations. Ces anciens acteurs majeurs des GAFAM veulent-ils vraiment nous mettre en garde contre les dangers de l’économie numérique, ou bien commencer chacun à construire leur légende tout en récupérant un peu du temps que nous passons sur les réseaux sociaux pour nous le faire consacrer à Netflix ? Et d’ailleurs, où ont-ils investi les formidables bénéfices qu’ils ont tirés de leur longue allégeance aux GAFAM, quand ils en étaient encore actionnaires ? A Netflix ? On aimerait en savoir plus…

Pendant le générique final, un médecin finit quand même par donner quelques conseils. Il propose de retarder l’entrée sur les réseaux sociaux au lycée, de ne pas utiliser le smartphone pendant le repas et d’interdire aux adolescents de l’emmener dans leur chambre. Il n’évoque pas l’importance de se parler, et les courtes séquences de vie familiale destinées à illustrer les ravages du smartphone ne l’évoquent pas non plus…

Alors, The social dilemma,est ce pour nous inviter à lâcher nos écrans, ou à en changer ?


[1] Twenge,J. (2017). Génération connectée. Mardaga, 2018.

[2] https://www.unicef.org/media/48606/file/SOWC_2017_Summary_FR.pdf