12 years a slave

par | 2014 | 2014, Chronique de Cinéma

12 years a slave[1]

 

Steve McQueen signe avec Twelve years a slave une œuvre sobre et retenue qui contraste avec la théâtralisation, voire l’hystérisation de plus en plus intense qui accompagne la mise en scène de la violence au cinéma. Du coup, son film n’en est que plus dense car rien ne nous éloigne des problèmes essentiels qui se sont posés à l’époque de l’esclavage, mais qui peuvent aussi se poser à nous en des circonstances différentes.

Son film peut alors se lire de deux manières bien différentes. On peut d’abord le regarder comme un récit historique : celui d’un homme libre, Solomon Northup (interprété par Chiwetel Ejiofor) enlevé dans le Nord des Etats-Unis en 1840 et réduit en esclavage pendant douze ans dans les plantations du Sud jusqu’à ce qu’il parvienne à s’échapper. On y découvre la vie à New York avec une apparente égalité des noirs et des blancs ; puis l’enlèvement et le début des violences, quand le  geôlier de Solomon Northup le roue de coups pour lui faire dire qu’il est un « nègre évadé de Géorgie » ; le voyage qui l’emmène vers la Louisiane ; l’ahurissant marché aux esclaves où les noirs sont vendus nus et les familles séparées au gré des achats ; enfin l’arrivée dans les plantations où les noirs traités comme des animaux la semaine doivent écouter le dimanche la lecture que le « maître » fait de la Bible, souvent enrichie de quelques phrases de son cru : « En cas de désobéissance, vingt, quarante, ou cent coups de fouet, c’est dans les saintes Ecritures ».

Une seconde lecture possible de ce film concerne la manière dont Solomon Northup se bat pour garder sa dignité dans l’attente de retrouver sa liberté. Mais cette question est très vite inséparable des dilemmes moraux auxquels il est confronté. Qu’est-il juste de faire dans des situations de violence extrême ? Doit-on se sentir coupable d’avoir tué quelqu’un lorsqu’on était sous la menace de mourir soi-même si on ne le faisait pas ? Quelle marge de liberté ont les protagonistes, et surtout les témoins, lorsque la loi justifie l’inégalité ? Autant de questions que le film de Steve McQueen met en scène à travers la situation historique de l’esclavage, mais qu’on aurait tort de réduire à celle-ci. Ces situations ébranlent en effet les tranquilles repères de culpabilité et d’innocence sur lesquelles nous voudrions pouvoir nous appuyer.

 

  1. Les limites de l’empathie

A son arrivée en Louisiane, Solomon Northup est acheté par un homme honnête et généreux (William Ford interprété par Benedict Cumberbatch). En même temps que Solomon, celui-ci achète une femme noire qui le supplie de ne pas être séparée de ses deux jeunes enfants. N’ayant pu empêcher que le garçon soit vendu à un autre, Ford propose d’acheter la fillette. Le vendeur s’oppose en disant qu’il en tirera une fortune en la vendant comme esclave sexuelle. Ford est donc doué d’empathie. Et pas seulement d’empathie émotionnelle. Il ne se contente pas de compatir à la souffrance de la mère dont les enfants sont arrachés. Son mouvement de solidarité dépasse les bonnes intentions puisqu’il propose de racheter la fillette promise à la prostitution. Mais cette solidarité ne dépasse pas les limites que lui donne exactement la société dans laquelle il vit. Un esclave coûte cher, et il ne propose pas au vendeur un prix élevé pour la fillette: sa fortune a des limites. Une situation semblable se produit un peu plus tard. Au service de Ford, Solomon Northup s’est fait remarquer par son intelligence et le charpentier de la plantation (Tibeats joué par Paul Dano), devenu jaloux de lui, décide de le tuer. Ford n’a pas d’autre issue, pour sauver la vie de Solomon, que de l’envoyer chez le seul autre propriétaire qui en veut bien : un homme particulièrement sadique qui a pour seule idée d’humilier et d’écraser ses employés (Edwin Epps interprété par Michael Fassbender). Là encore, Ford, malgré son empathie, est obligé de vendre Solomon au propriétaire réputé le plus cruel parce que ses moyens ne lui permettent pas de s’en séparer sans transaction.

Ainsi un piège se referme-t-il sur ce « bon patron » : le malheureux est condamné à souffrir de son empathie. Qui accuser ? Personne, ou plutôt tout le monde. Personne ne peut lui faire de procès, et pourtant personne n’a non plus envie de le déclarer innocent. Nous voyons un homme qui se débat avec la situation historique dans laquelle il se trouve et dont la principale préoccupation est évidemment, et finalement, comme celle de Solomon Northup, de survivre. Le contraste entre sa propre perception et la perception de la situation par les autres esclavagistes saute aux yeux du spectateur, et elle le heurte lui-même de plein fouet. Il est probable d’ailleurs que lui aussi se trouve dans un grand désarroi et on peut penser qu’il ait besoin d’aide et de reconnaissance. Mais d’où peuvent-elles venir ? Le scandale de l’injustice est criant, impossible à résorber, totalement lié à une situation historique et sociale.

Le scénario de la vie procède parfois ainsi. A la limite, le fait d’avoir acheté Solomon Northup joue pour Ford comme une malchance aléatoire dont il cherche à se débrouiller le mieux possible de façon à rester digne. Il pourrait dire : « Mais qu’ai-je bien pu faire pour mériter cela ? » Si Solomon Northup a eu la chance de tomber d’abord sur William Ford, Ford n’a vraiment pas eu de chance d’être tombé sur Solomon Northup. Contre qui pourrait-il se retourner ? Il n’est pas facile de porter plainte contre un mal dont personne ne veut intentionnellement imposer les effets. L’esclavage, en Louisiane au XIXème siècle, n’était imputable à personne. Les victimes ne pouvaient même pas se revendiquer comme telles. Les Noirs réduits en esclavage n’étaient pas à proprement parler des victimes, mais plutôt des souffre-douleurs. Il leur était demandé de souffrir indéfiniment et en silence, sans protester et sans réclamer que soit reconnue leur dignité, ni même les maigres droits que la loi semblait leur reconnaître. Sur le bateau qui l’emmène en Louisiane, Solomon fait connaissance de deux autres Noirs enlevés comme lui qui le dissuadent de vouloir se rebeller. Bien sûr, les Noirs présents sur le bateau sont plus nombreux que les membres de l’équipage, mais en cas de rébellion, eux trois seuls se dresseraient contre leurs tortionnaires. Les autres « sont nés esclaves et resteront esclaves ».

 

  1. Où est la liberté de la victime ?

Lorsqu’une victime sait se dresser, inflexible, face au déni d’humanité qu’on veut lui opposer, nous applaudissons. Et pourtant, où est la vraie liberté ? Sur le bateau qui emmène Solomon Northup en Louisiane, un noir décide de refuser la place d’esclave soumis qui lui est faite. Lorsque l’un des marins vient chercher une jeune femme dans la calle pour la violer, il s’interpose, sans un mot, malgré ses chaînes, et fixe l’agresseur d’un regard accusateur : il est immédiatement éventré par le marin ricanant. La capacité des Noirs à accepter avec indifférence toutes les humiliations finissait évidemment par exciter le sadisme des petits blancs. Mais en même temps, toute revendication de dignité provoquait la mort en retour. Solomon, lui, n’a pas bougé. Entre les Noirs qui refusent d’envisager de protester parce qu’ils pensent que leurs protestations seraient vouées à l’échec, et ceux qui réfléchissent à l’éventualité de protester, mais finissent par y renoncer comme Solomon Northup, où est la différence ?

Plus tard, Solomon Northup est obligé par Epps, un pistolet sur la tempe, à fouetter à mort une jeune esclave, Patsey (jouée par Lupita Nyong’o). Elle n’a pourtant rien fait d’autre que s’absenter quelques heures, sur son temps libre, et comme la loi lui en donne le droit, pour aller chercher un morceau de savon dans une plantation proche. Qui est coupable du meurtre qui va s’en suivre ? Est-ce Solomon Northup ou Epps? Où est-ce la femme de celui-ci qui le traite d’eunuque devant tous ses esclaves rassemblés, l’accuse de ne pas savoir se faire respecter et l’exhorte à faire mourir Patsey sous le fouet? Solomon Northup est-il coupable de la souffrance qu’il inflige à cette jeune femme et de la mort qui s’en suivra, ou bien en est-il seulement responsable sans en être coupable, à moins qu’il n’en soit ni responsable ni coupable ? Steve McQueen n’apporte pas de réponse à ces questions. Mais nous aurions tort de ne pas les poser pour lui car si son film renonce à tout caractère spectaculaire, c’est bien pour que ces cas de conscience et les dilemmes moraux théoriques qu’on peut en extrapoler soient posés en pleine lumière.

Solomon Northup apporte à sa façon une réponse à cette question. Après cet épisode, il détruit le violon que lui avait donné William Ford, sur lequel il avait gravé le prénom de sa femme. C’est à la fois une manière d’expier la culpabilité, et aussi d’échapper à l’ordre, auquel il a du obéir plusieurs fois dans le film, d’en jouer pour couvrir les cris et les supplications des esclaves torturés.

 

  1. Etre témoin

Evoquons encore un dernier dilemme posé par Steve McQueen. Au début des années 1960, le psychologue Stanley Milgram avait mis en place un protocole d’expérimentation devenu célèbre, et reproduit plusieurs fois depuis. Milgram voulait comprendre comment des hommes ordinaires pouvaient devenir des tortionnaires zélés lorsqu’ils étaient placés dans certaines situations. Et pour y parvenir, il avait imaginé un protocole dans lequel un volontaire recruté par petites annonces devait obéir à une autorité scientifique qui lui ordonnait d’infliger à ses semblables des décharges électriques de plus en plus douloureuses. Pour Milgram, la clé du phénomène était la soumission à une autorité reconnue comme légitime et pouvant l’emporter sur toutes les résistances psychologiques et morales. Mais ces situations ne sont qu’un élément minime de la question de la violence. En dehors des périodes de guerre, l’éventualité d’obéir à un ordre destructeur est faible. La situation la plus ordinaire est celle de la masse de gens qui ne sont ni invités ni contraints à participer au crime. Ils sont seulement mis en situation de le voir ou de le savoir commis et se contentent de traverser la période troublée en suivant leur chemin.

La non-intervention de Solomon Northup reçoit une première illustration lorsqu’il assiste à la pendaison de deux Noirs. Mais qu’aurait-il pu faire ? Un peu plus tard, c’est lui qui est pendu par le charpentier de Ford avant que l’intendant n’interrompe l’exécution. Mais Solomon Northup est dans une posture difficile. La corde reste attachée à son cou et il ne doit sa survie qu’à se tenir en équilibre sur la pointe des pieds dans un sol trempé d’eau. Il manque à chaque moment de glisser, de tomber et de mourir. Autour de lui, les autres esclaves vont et viennent à leurs occupations, les enfants jouent, la femme du maître de maison le voit de loin commencer à suffoquer… Personne ne bouge. Une jeune esclave vient finalement lui donner à boire sans que personne ne cherche à l’en empêcher ni à l’en punir. Simplement, tout le monde continue à faire comme s’il n’avait rien vu. Quelqu’un est allé prévenir William Ford qui arrive finalement à bride abattue et sauve la vie de Solomon. Que penser de ces témoins passifs ? On peut être libre de toute emprise terrorisante, n’être pas particulièrement indifférent à la souffrance d’autrui, et pourtant laisser faire l’injustice. Tout un chacun a la capacité de rester « à sa place » quand quelque chose de scandaleux se déroule à sa portée directe. C’est ce que Michel Terestchenko appelle « un si fragile vernis d’humanité » : la non-intervention face à une situation où quelqu’un est en posture de victime domine très largement. Le caractère d’esclave des personnes qui passent et repassent autour de Solomon Northup en train de suffoquer au bout de sa corde n’explique pas tout. Ni la juste compréhension du rôle joué par les facteurs sociaux environnementaux, ni l’exploration des facteurs de personnalités. Un témoin a toujours une réticence à « sortir de sa place ». Rappelons-nous ce qu’en écrivait déjà Kafka dans sa nouvelle intitulée Dans la colonie pénitentiaire publiée en 1919. Un savant étranger en visite dans une lointaine colonie pénitentiaire est convié à assister à une exécution particulièrement cruelle. Le protocole de la punition lui a été expliqué et il en connaît le caractère insupportablement violent : le condamné bâillonné de telle façon qu’aucun cri ne puisse sortir de sa bouche sera lentement laminé sur toute la surface de son corps par la herse d’une machine programmée pour tatouer progressivement, à même sa chair, la règle qu’il a enfreinte jusqu’à ce que mort s’ensuive, en général au bout d’une douzaine d’heures. Voilà ce qui est expliqué par l’officier en charge de l’exécution. Or le savant en visite n’intervient pas et se demande plutôt quelle légitimité il aurait à intervenir. Le témoin passif n’est passif qu’en apparence. Il est toujours l’objet d’un débat intérieur sur l’opportunité d’intervenir ou de ne pas intervenir. Et cela l’occupe assez pour qu’il ne fasse rien…

 

  1. La question de l’altruisme

Il y a des situations où l’altruisme doit faire des choix dramatiques. Le Noir qui tente de prendre la défense de la femme dont le marin va abuser sexuellement en fait incontestablement preuve. Mais il est aussitôt tué. Solomon Northup accepte, lui, de ne rien manifester de son empathie, ni ce jour là, ni lorsque Patsey est fouettée, sauf à dire à Epps que « Dieu le punira de ce crime », ce dont celui-ci se moque évidemment éperdument. Et il survit. C’est ce qui lui permettra  plus tard de manifester son altruisme en témoignant contre l’esclavage lors de tournées de conférence dans le nord des Etats-Unis. Mais pour un Solomon Northup qui a réussi à s’échapper du bagne esclavagiste dans lequel son enlèvement l’avait placé, combien y sont morts ? Autrement dit, le choix de Solomon Northup de survivre à tout prix, qu’on peut considérer comme un choix efficace et au final solidaire, n’a dû son efficacité qu’au hasard de sa rencontre avec un charpentier canadien abolitionniste. On voit par là qu’il est impossible de désigner comme relevant d’une zone d’ombre tous les comportements qui ne se conformeraient pas à un modèle idéal d’altruisme. Il n’y a aucune raison d’ouvrir l’espace de la honte, ni de la mauvaise conscience et de la culpabilité pour tous ceux qui, pour une raison ou une autre, passent leur chemin. Le réflexe d’empathie suscité par la confrontation avec la personne en souffrance ne suffit pas à créer un lien de responsabilité dont le désaveu devrait faire honte.

La mère à qui les enfants ont été enlevés et qui ne cesse de pleurer en fait la dure expérience. Aucun de ses compagnons d’esclavage ne lui accorde aucune attention. Son attitude est même jugée indigne. Il n’y a pas de pitié possible pour elle, seulement du dégoût. Et ses patrons qui ne supportent plus ses pleurs finissent par s’en débarrasser. Solomon Northup lui-même a compris qu’à s’en occuper, il sombrerait comme elle dans le désespoir. Le renoncement à la compassion peut tenir au caractère incommunicable du malheur. En situation extrême, il n’y a parfois plus rien en commun qui puisse être partagé ou allégé d’un être à un autre. Patsey le vit également ainsi : elle demande à Solomon de la tuer car « elle ne trouve aucune satisfaction à cette vie ». Sa dignité à elle, c’est la mort, et aussi le choix de celui qui la lui donnera. Plus tard, lorsque Epps mettra un fouet dans la main de Salomon en lui demandant de fouetter la jeune esclave à mort, elle dira : « Fais le, Solomon, je préfère que ce soit toi ».

Il existe des situations où l’altruisme prêché comme une qualité individuelle rencontre ses limites. La société esclavagiste du sud des Etats-Unis en était une. Elle rendait impossible le lien entre le réflexe de cœur, autrement dit l’empathie émotionnelle et cognitive d’un côté, et la solidarité de fait, autrement dit l’empathie d’action et d’assistance d’un autre côté.

Quant à Solomon Northup, il s’avèrera capable jusqu’au bout de préférer la vie au désespoir ou au sacrifice. Mais la mise en scène de Steve McQueen, riche en retours sur sa vie antérieure, nous en donne l’explication : c’est parce qu’il a d’abord été un homme libre et heureux. Or ce bonheur était profondément lié aux droits civiques accordés par les Etats du Nord de l’Amérique à ses membres. Le débat moral, du coup, se transforme en cause politique. Il y a des situations d’altruisme empêché que l’on ne peut résoudre que par des choix de société. Et il y faut parfois bien autre chose que de l’altruisme : une révolution, ou une guerre, comme celle que connaîtront les Etats du Nord et du Sud quelques années plus tard.

 

 

 

 

 

[1] Réalisateur Steve McQueen, sortie du film en France le 22 janvier 2014.