Birdman – L’incroyable réalité de la fiction

par | 2015 | 2015, Chronique de Cinéma

Birdman

ou

L’incroyable réalité de la fiction

 

Où finit la réalité et où commence la fiction? Depuis qu’il ne met plus en scène les Dieux, mais les hommes, le théâtre s’impose comme un espace privilégié pour cette question. Des acteurs sont sur la scène, ils jouent un rôle… Mais sommes-nous vraiment certains qu’ils jouent ? L’acteur qui pleure sur scène ne serait-il pas triste pour de vrai? Et si celui qui est mort sur les planches ne revenait pas saluer après le baisser du rideau, qu’imaginerions-nous ? La réalité menace toujours la fiction, et les deux s’interpénètrent pour le plus grand trouble – et le plus grand plaisir – des spectateurs. Tous les grands auteurs ont joué sur ces ambiguïtés, de Shakespeare à Marivaux en passant par Corneille et sa fameuse « Illusion comique ». Et le cinéma n’est pas en reste, depuis Les enfants du Paradis[1] jusqu’à Opening Night de John Cassavetes en passant par Hitchcock et la fin magistrale des 39 Marches. Ce qui est nouveau dans le film de Alejandro Gonzáles Iñárritu, c’est qu’il pose la question de la frontière entre réalité et fiction de façon méthodique, en déclinant ses multiples facettes. Le résultat ? Quatre statuettes aux Oscars 2015  : Meilleur scénario original, Meilleure photographie, Meilleur réalisateur et Meilleur film

 

  1. La culture de la confusion

Le héros de Birdman est partagé, et même deux fois. Il l’est d’abord entre les exigences de sa vie personnelle et celles de son travail de metteur en scène. Cette situation n’a rien d’exceptionnel. Nous sommes nombreux à être ainsi tiraillés entre notre vie familiale et nos contraintes professionnelles. Mais il est également partagé pour une autre raison. Il est devenu célèbre pour son rôle d’homme oiseau sauveur du monde dans des super productions à succès, mais il ne rêve que d’une seule chose : mettre en scène une pièce de Raymond Carver qui invite les spectateurs à réfléchir à leur propre vie, What We talk About When We Talk About Love[2]. En effet, toutes les fictions ne sont pas équivalentes. Certaines éloignent de la réalité en la faisant oublier, alors que d’autres fonctionnent comme un miroir révélateur de la société. Riggan Thomson a obtenu une gloire planétaire dans des films qu’il méprise et il désire se racheter en mettant en scène un chef d’oeuvre de la littérature. Mais il reste écartelé car son ancien rôle continu à lui coller à la peau. Le double titre du film témoigne de cette situation : Birdman est une allusion au passé de Riggan Thomson qui ne passe décidément pas, tandis que L’incroyable vertu de l’ignorance évoque son succès final… malgré ses lacunes de metteur en scène.

Jusqu’à maintenant, rien de tout cela ne semble brouiller les repères de la fiction et de la réalité. Et pourtant si ! Parce que Iñárritu fait jouer le rôle de Riggan Thomson par l’acteur Michael Keaton. Or celui-ci a justement incarné le super-héros Batman dans le film de Tim Burton sorti en 1989. Batman pour l’un, Birdman pour l’autre, la réalité et la fiction commencent déjà à s’interpénétrer… Du point de vue de la mise en scène, Iñárritu n’est pas en reste non plus. Il donne à l’ensemble de son film l’apparence d’un seul plan séquence. Du coup, nous voyons à l’écran, sans rupture ni transition, les mêmes personnages mener leur vie personnelle en coulisse et jouer sur les planches, comme s’ils pouvaient être en même temps ici et là. Et son scénario va en effet explorer toutes les confusions possibles entre ces deux espaces.

La première – et la plus banale – de ces confusions concerne l’irruption des problèmes personnels des acteurs sur la scène. Par exemple, Mike Shiner (joué à l’écran par Edward Norton), lui-même alcoolique, a l’habitude de boire du vrai gin quand il joue un personnage porté sur la bouteille. Inquiet des effets possibles sur le bon déroulement de la pièce, Riggan Thomson remplace l’alcool par de l’eau. Quand Mike Shiner s’en aperçoit, il explose de rage et se lance dans une série de reproches explosifs qui n’ont évidemment plus rien à voir avec la pièce de théâtre qu’il est censé jouer. Dans une autre séquence, le même incontrôlable Mike Shiner se retrouve dans un lit sur la scène et veut avoir une relation sexuelle réelle avec l’actrice allongée près de lui alors qu’il est impuissant avec elle dans la vraie vie depuis très longtemps. Mais s’il arrive aux personnages de Birdman de manipuler la pièce qu’ils jouent en fonction de leur propre existence, ce n’est rien à côté de la manière dont ils s’accordent la liberté de jouer leur vie comme au théâtre.

 

  1. La vie comme une fiction

Le rapport à la fiction apparaît chez le jeune enfant dans ce que Winnicott a appelé l’espace transitionnel. Sa caractéristique principale est d’appartenir à la fois à la réalité interne – celle des rêveries et des fantasmes – et à la réalité externe. Mais cette double appartenance ne serait rien en elle-même si elle n’était pas utilisée pour passer sans cesse de l’un de ces registres à l’autre. Nous regardons des fictions en connaissance de cause, nous éprouvons de vraies émotions à leur contact comme si tout y était vrai, puis nous sourions intérieurement de nous être si bien laissés prendre. Bien sûr, c’est avec les fictions que de tels va-et-vients entre croire et ne pas croire est le plus facile. Mais chacun d’entre nous peut aussi décider de gérer à tout moment sa vie comme un jeu, et la transformer en fiction.

Mais alors, si quelqu’un d’autre que nous se trouve impliqué dans cette situation, ne va-t-il pas être tenté de nous croire? Dans la vie, où finit la fiction et où commence le mensonge ? Iñárritu donne sa réponse: se faire passer pour qui on n’est pas relève de la dissimulation et du mensonge ; montrer qu’on est capable de se faire passer pour qui on n’est pas relève du jeu ! C’est le propre de l’acteur dans un spectacle, mais cela peut aussi être le cas de chacun d’entre nous.

 

  1. Jouer à faire croire qu’on dit la vérité

Riggan Thomson est furieux du jeu théâtral de Mike Shiner. Il veut lui faire comprendre qu’il devrait être plus respectueux de la peine qu’il se donne pour monter cette pièce, parce que c’est une vraie épreuve pour lui. Au désespoir de pouvoir attendrir Mike sur son sort, Riggan lui confie soudain en larmoyant : « Quand j’étais enfant, mon père nous emmenait au cabanon et il disait : « Mets-toi à genoux, est-ce que tu défais ma boucle de ceinture ou est-ce que tu préfères que je l’enlève moi-même ? » » Mike Shiner balbutie « Ah ! Je ne savais pas », ce à quoi Riggan Thomson répond : « Ce n’est pas vrai ! Moi aussi je sais faire du mauvais théâtre ! » Et il lui saute dessus pour le frapper.

 

  1. Jouer à faire croire à l’autre qu’on le croit

Lorsque Laura, la maîtresse de Riggan Thomson, lui annonce qu’elle est enceinte de lui, elle lui demande aussitôt s’il est heureux. Il répond que c’est le cas, et Laura l’embrasse tendrement. Elle semble sincère et le spectateur croit qu’elle le croit, même s’il a de bonnes raisons de douter de la sincérité de Riggan Thomson. Mais aussitôt après, elle lui assène une formidable gifle avec ce commentaire : « Salaud ! » Elle s’est donné quelques instants le bonheur de croire que la fiction jouée par Riggan était une réalité…

 

  1. Jouer à faire semblant qu’on joue (alors qu’on ne joue pas)

Parfois, la suspension du cadre de la réalité permet de se livrer plus facilement, comme si c’était un jeu, alors que ce n’en est pas un. C’est exactement ce qui se passe entre Mike Shiner et la fille de Riggan Thomson, Sam. Ces deux personnages fragiles vont communiquer par l’intermédiaire d’un jeu qu’ils appellent Vérité ou action ? Chacun demande à tour de rôle à l’autre s’il préfère une demande de vérité ou une demande d’action. La personne qui se met dans un tel état d’esprit décide de considérer les événements réels auxquels elle participe comme un jeu. La préférence « action » de Sam amène Mike à lui demander de cracher sur la tête d’un passant qui marche dans la rue quelques étages plus bas. Sam qui désire se rapprocher de Mike voudrait qu’il dise lui aussi « action » afin, probablement, de lui demander qu’il l’embrasse. Mais, à son grand désespoir, il dit toujours « vérité » et oblige donc la jeune femme à lui poser à chaque fois une question nouvelle sans qu’aucun rapprochement physique ne s’accomplisse entre eux. En même temps, il lui dit des choses qu’il ne lui aurait jamais dites si la fiction du jeu, et de sa règle à respecter, ne l’y avait pas autorisé.

 

  1. L’acteur habité par son personnage.

Si la possibilité d’effacer la frontière entre réalité et fiction constitue le plaisir majeur du théâtre et du cinéma pour leurs spectateurs, comment les acteurs gèrent-t-ils cette situation ? En jouant une fiction, n’est-ce pas leur propre réalité qu’ils mettent en jeu ? On sait combien certains rôles ont pu éprouver l’acteur qui les a joués. Johnny Weissmüller, qui a incarné Tarzan durant 16 années et dans douze films, a fini fou et interné dans un asile psychiatrique, où, parait-il, il faisait retentir le cri de Tarzan. Et certaines rumeurs affirment que Bela Lugosi qui avait joué des centaines de fois le rôle de Dracula dans la pièce de théâtre tirée du roman de Bram Storker, se prenait réellement pour un vampire à force d’avoir joué cette créature. En tous cas, sa famille a demandé qu’il soit enterré dans sa cape de vampire…

Iñárritu n’ignore pas ce problème. Riggan Thomson est hanté, et même ravagé, par le personnage de Birdman. L’homme-oiseau masqué et capé aux super pouvoirs le suit partout et le rabaisse. Tel un surmoi implacable, il déconsidère sans cesse le projet théâtral de Riggan Thomson en lui répétant qu’il ne pourra jamais rien faire de mieux que son rôle de super héros. On pourrait ne voir dans ce dialogue que l’effet du partage du héros entre deux figures, une qui aspire à la reconnaissance des milieux culturels, et l’autre qui a gagné des sommes considérables dans des films qu’il méprise. Mais Iñárritu n’en reste pas là. En effet, Riggan Thomson… vole comme Birdman ! Mais pourquoi donc? Je fais l’hypothèse que c’est une manière de montrer qu’un acteur n’incarne pas un personnage sans développer vis-à-vis de lui une certaine empathie. Riggan Thomson n’incarnera plus jamais l’homme oiseau, mais la façon dont il lui a si longtemps prêté sa personne a fini par développer chez lui de l’empathie pour son personnage. C’est exactement la situation explorée dans Avatar : le soldat de l’armée américaine qui a été sélectionnée pour s’incarner dans le corps d’une créature d’une autre planète finit par s’attacher aux valeurs du peuple qu’il est chargé d’espionner, au point de finir par trahir ceux qui lui ont confié ce rôle. Exactement de la même façon, Thomson ne sera plus Birdman, mais il gardera toujours de celui-ci son attribut principal, la capacité de voler. Il a donné à cette créature de fiction son corps et son apparence, et cette créature de fiction lui a légué en contre partie sa capacité de voler. En effet, jouer un personnage mobilise un va-et-vient permanent entre l’externalisation de certaines parties de soi dans le héros et l’intériorisation de certaines caractéristiques du héros en soi. Un rôle auquel un acteur a collé colle à son tour à lui et ne le quitte jamais.

 

  1. Vers une culture théâtrale généralisée

Iñárritu a déclaré à la presse que son film nous parlait de nous. A-t-il fait seulement allusion à notre posture de spectateurs de théâtre ou de cinéma ? Je ne le pense pas. La familiarité de nos contemporains avec Internet, les forums et les réseaux sociaux, les convainc très vite qu’ils peuvent jouer avec les identités, un peu comme des acteurs sur une scène de théâtre. Il y a plus de trente ans, le sociologue Erving Goffman avait déjà avancé cette idée. La vie sociale ne serait qu’une succession de scènes de théâtre où nous ne cesserions jamais de jouer le rôle qui correspond aux attentes de notre groupe social sur nous. Mais Internet a donné à ses réflexions une dimension qu’il n’avait pas prévue! Sur chaque espace de la toile, chacun peut afficher une identité différente, se faire passer pour plus âgé qu’il n’est, pour un garçon s’il est une fille et vice-versa, parce que sur Internet, l’identité ne dépend que de son choix et du réseau relationnel dans lequel on s’insère. Avoir plusieurs identités ne signifie pas pour autant avoir plusieurs personnalités. Chacun n’en a qu’une seule, mais il est condamné à l’ignorer jusqu’à sa mort: Nous ne saurons jamais qui nous sommes, au fond… Il reste heureusement la possibilité de tenter de nous en rapprocher en endossant des identités éphémères, un peu comme des vêtements que nous choisirions dans une garde robe, sauf qu’ici, c’est l’apparence, la voix, le geste et l’intonation qui sont en cause. Et cela est d’autant plus tentant que les photographies et les films pris au smartphone permettre d’atteindre des spectateurs situés partout. Il s’ensuit une sorte de jeu théâtral permanent, au risque de finir par juger de comportements réels comme s’il s’agissait d’un jeu.

Lorsque Riggan Thomson se retrouve accidentellement en caleçon dans la rue, personne ne s’en scandalise : tout le monde pense qu’il est en train de jouer un rôle qui participe à la promotion de sa personne. On trouve un écho de cette situation dans la façon dont les médias tentent de décrypter certains propos scabreux de personnalités politiques: la question est moins d’en évaluer les conséquences que de savoir si ce qui a été dit a « échappé » à son locuteur, ou bien si c’est une fuite savamment calculée. Vrai ou faux lapsus ? Rôle ou pas rôle ? Fiction ou réalité ? Finalement, Riggan Thomson trouve moins de gloire médiatique à mettre en scène la pièce de Raymond Carver qu’à cette marche forcée en caleçon, comme s’il s’agissait dans les deux cas d’une mise en scène. Comble de la confusion: quelqu’un qui le voit passer s’écrit « Il a l’air moins vieux que dans ses films » et cette phrase est reprise sur les réseaux sociaux ! Décidément, dans le rapport de la réalité et de la fiction aussi, Internet a changé bien des choses !

 

Bibliographie:

 

Brissett D., Edgley C. (1990) “The Dramaturgical perspective », in Life as Theatre: a Dramaturgical Sourcebook, Aldine de Gruyter, New York.

Goffman E. (1959) La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.

Winnicott D.W. (1975) Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971.

 

 

[1] Les enfants du Paradis film de Marcel Carné, (1945) date de reprise 24 octobre 2012

[2] Publiée en 1981, traduit en français sous le titre  Parlez-moi d’amour.