Good Kill – La guerre numérique, pas encore des robots, plus tout à fait des hommes

par | 2015 | 2015, Chronique de Cinéma

Good Kill[1]

La guerre numérique,

pas encore des robots, plus tout à fait des hommes

 

Il y avait American Sniper de Klint Estwood, film triomphant à la gloire de tuer les ennemis de l’Amérique, il y a maintenant Good Kill, de Andrew Niccol, film larmoyant sur la culpabilité à tuer (aussi) des innocents en temps de guerre. En termes d’émotions, le cinéma américain ne fait rien à moitié. Mais hélas, en termes politiques, il fait rarement l’indispensable travail d’explicitation politique qui nous permettrait de comprendre quelque chose aux enjeux émotionnels qu’il excelle si bien à mettre en scène. Faut-il pour autant ignorer Good Kill ? A mon avis, non. Parce que malgré sa lourdeur, il pose des questions essentielles sur la place prise par les technologies numériques dans nos vies et les dangers qui en résultent. Men, Women and Children traitait de cette question du point de vue des adolescents et des familles[2]. Good Kill nous entraîne vers les champs de bataille où se jouerait, parait-il, le combat pour la défense des valeurs occidentales.

 

Le commandant Tommy Egan (joué par Ethan Hawke) y incarne un ancien pilote de chasse reconverti en pilote de drones, c’est-à-dire d’avions pilotés à distance. Douze heures par jour, il survole l’Afghanistan et exécute des Talibans sans jamais quitter une base militaire située près de la ville de Las Vegas aux États-Unis. Le drone qu’il dirige vole si haut que, comme il le déclare à une collègue, « même si ceux que nous observons regardaient dans sa direction, ils ne verraient rien ». Il ne court aucun risque, mais les missions qui lui sont imposées l’affectent de plus en plus. Alors que certains de ses collègues crient « Good kill » à chaque coup au but, Tommy Egan a le sentiment de perdre un peu de son humanité tous les jours.

 

Eviter que la réalité soit prise pour du virtuel.

Les premiers conducteurs de drones ont été des pilotes de chasse reconvertis, exactement comme Tommy Egan. Il semblait à l’armée américaine plus logique de confier à des aviateurs aguerris des drones très difficiles à piloter. On pensait en outre que le confort assuré par leurs conditions de travail les comblerait. En effet, ils travaillent à heure fixe, ne courent aucun danger et retrouvent leur maison, leur jardin, leur femme et leurs enfants après leur journée de travail. Mais il est vite apparu qu’ils supportaient justement très mal cette situation qui ne correspondait pas du tout aux motivations qui avaient été les leurs lorsqu’ils avaient décidé de devenir pilotes de chasse. C’est pourquoi Tommy Egan demande sans cesse à sa hiérarchie de pouvoir à nouveau conduire un vrai avion. Le goût du danger lui manque, et aussi l’alternance de périodes de combat, marquées par une intense excitation, et le retour en famille, marqué par la joie des retrouvailles. Et il vit aussi très mal d’éliminer des ennemis sans jamais les affronter. Alors qu’il fait ses courses dans un supermarché à Las Vegas, un jeune garçon lui demande, en voyant son uniforme de pilote de chasse : « Vous faites vraiment la guerre ? » ce à quoi il répond avec amertume : « Oui, j’ai tué six Talibans aujourd’hui ». Le gamin n’en croit évidemment rien, et pourtant, c’est vrai…

Le choix d’anciens pilotes professionnels a donc été peu à peu abandonné par l’armée américaine, d’autant plus qu’elle s’est aperçue que l’ergonomie des consoles de jeux convenait mieux à la direction des drones que les traditionnels tableaux de bord des avions. Good Kill  nous montre l’accueil des futurs conducteurs de ces engins, de très jeunes gens aguerris à la pratique de la console de jeux et sélectionnés pour cette raison. A la génération des pilotes de chasse a succédé celle des gamers… avec le risque qu’ils se comportent avec leur drone comme avec leurs armes virtuelles dans leurs jeux vidéo. Pour l’homme qui commande un drone, le champ de bataille est en effet totalement déréalisé. Les ennemis sont réduits à des créatures de pixels qu’il voit apparaître et disparaître comme dans un jeu vidéo. C’est d’ailleurs le risque contre lequel un officier supérieur met en garde ces gamers. « Vous aurez l’impression de jouer à un jeu vidéo, mais attention, lorsque vous tirerez, il y aura des vrais morts. »

Mais comment éviter que cette distinction soit oubliée et que la confusion s’impose? En faisant en sorte que l’environnement réel et concret de ces nouveaux pilotes évoque le plus possible la situation de combat réel qui est figurée sur leurs écrans. Pour l’armée américaine, le but n’est pas d’éviter que les mondes virtuels soient pris pour la réalité, mais que la réalité soit prise pour un monde virtuel. En effet, il est tout à fait possible de permettre à un pilote de diriger son drone depuis son salon et même qu’il le fasse en pyjama ou en maillot de bain. Mais le risque est alors qu’il oublie qu’il est au combat, et ce n’est évidemment guère souhaitable…

Du coup, et comme il est bien montré dans Good Kill, tout est fait pour écarter ce danger. Les pilotes doivent se rendre chaque jour depuis leur domicile dans une vraie base militaire sécurisée comme elle pourrait l’être en Afghanistan ou en Irak alors qu’elle se trouve à côté de Las Vegas. Le désert environnant renforce l’illusion de se trouver réellement dans le pays qui va apparaître sur les écrans des conducteurs de drones. Et pour mieux leur imposer la conviction d’être des militaires en opération, ils portent des combinaisons d’aviateurs. Cette situation est d’ailleurs pointée dans le film par une  question – restée sans réponse – de l’assistante de Tommy Egan : «  Pourquoi avons nous des combinaisons ? » La vérité est qu’il ne s’agit pas pour l’armée américaine d’utiliser des technologies numériques sophistiquées pour créer un sentiment de réalité comme dans les jeux vidéo, mais de produire l’effet exactement inverse : créer un environnement concret physique qui rappelle sans cesse aux pilotes que ce qu’ils voient sur leur écran n’est pas du virtuel, mais du réel.

Le problème est que ce n’est pas encore suffisant pour éviter de graves souffrances psychologiques chez ces nouveaux combattants de bureau.

 

Des hommes comme des robots

Le travail de Tommy Egan consiste à diriger un drone vers une zone à observer, puis, lorsque l’ordre lui en est donné, d’envoyer un missile sur celle-ci. Il ne sait rien de la cible, et rien non plus de qui lui donne cet ordre puisque celui-ci ne vient pas d’un humain présent à côté de lui, ni d’un officier qu’il aurait rencontré au moins une fois, mais d’un interphone. La voix n’a pas de nom, seulement un pseudonyme, et ce qu’elle ordonne est sans équivoque. « Un homme va entrer dans cette maison, dès qu’il sera entré, détruisez la maison ». Il n’a rien à savoir non plus des éventuels dégâts collatéraux, femmes, enfants ou civils présents sur les lieux. Il n’est pas rare qu’il y en ait car ces missiles, baptisés « feux de l’enfer », ne font pas seulement exploser leur cible, mais enflamment aussi tout ce qui se trouve alentour. Pour tenter de réduire la culpabilité possible des pilotes, l’officier supérieur leur déclare: « Dites- vous bien que quand les terroristes font exploser un avion ou un hôtel, ils savent qu’il y a dedans des enfants et ils le font quand même. Mais vous, vous ne faites pas ce choix, vous ne visez pas les enfants, ce n’est pas de votre faute s’ils se trouvent là au mauvais moment… » Chacun appréciera la subtilité de cette distinction. En tout cas, ce raisonnement convainc d’autant moins Tommy Egan que les ordres de la CIA outrepassent largement ce qu’il est convenu d’appeler les « lois de la guerre ». Il s’agit en effet notamment de pratiquer ce que les artilleurs appellent la « double frappe » : un missile sur les terroristes supposés, puis un second lorsque les secours sont sur place. Cette deuxième frappe a pour objectif de détruire les terroristes qui pourraient être tentés de venir en aide à leurs amis… sans se soucier d’assassiner en même temps les véritables équipes de secours. La CIA a inventé son langage aseptisé pour désigner de telles interventions. Sa fabrication obéit au principe défini par George Orwell dans son roman 1984 (publié en 1949) pour désigner la novlangue (traduit de l’anglais Newspeak) : plus on diminue le nombre de mots d’une langue, plus on diminue le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir. Pour la CIA,  ces doubles frappes sont désignées sous la banale expression de « faire un suivi ». Enfin, pour rendre le travail absolument parfait, deux ou trois missiles sont également envoyés sur le convoi funéraire, quelques jours plus tard, afin d’éliminer les éventuels terroristes venus rendre les derniers hommages à leurs amis disparus. Ces « frappes ciblées », selon l’expression consacrée, ne tuent bien entendu pas seulement des terroristes… Si on en croit Good Kill, la CIA exige aussi d’arrêter pendant ces opérations tous les enregistrements, en principe obligatoires, de manière à ne jamais pouvoir être attaquée sur leur caractère illégal…

 

Un risque de dissociation

Lorsque la voix anonyme ordonne à Tommy Egan d’observer les alentours d’une maison et que celui-ci déclare : « une voiture s’approche », la voix répond « nous la voyons aussi ». Et lorsque après l’explosion du missile, la voix demande « comptez les cadavres », et que le conducteur du drone en décompte par exemple 7, la voix anonyme déclare : « c’est bien ce que nous dénombrons aussi ». Autrement dit, Tommy Egan semble avoir une autonomie, mais n’en a en réalité aucune. Tout ce qu’il voit est contrôlé, tout ce qu’il fait est programmé. Pour tenter de se protéger contre la culpabilité qu’il ne peut pas s’empêcher d’éprouver pour les innocents tués par ses frappes, il s’efforce de ne rien ressentir. Mais plus il y arrive dans son métier, et moins il éprouve de choses dans sa vie familiale. L’alternance du combat et du retour en famille faisait coexister chez lui deux identités clairement marquées par des repères physiques et émotionnels distincts. A partir du moment où cette alternance est perdue, il ne parvient plus à faire se côtoyer les deux mondes, celui de sa vie militaire dans laquelle l’indifférence aux émotions est la règle et celui de sa vie intime dans laquelle elle est indispensable aux relations. Les défenses psychiques qu’il met en place dans la première infiltrent la seconde. Il devient indifférent à tout et pour mieux s’anesthésier, il commence à s’alcooliser dangereusement.

Signalons d’ailleurs que le problème évoqué ici avec les conducteurs de drones ne concerne pas qu’eux. Avec la puissance de la surveillance numérique, les soldats sur le terrain peuvent eux aussi être instrumentalisés par les officiers supérieurs. Ceux-ci voient le champ de bataille comme s’ils y étaient depuis leur bureau climatisé situé à l’autre bout de la planète, et ils sont tentés d’imposer leurs choix à des combattants de terrain qui peuvent estimer être mieux placés qu’eux pour prendre les bonnes décisions. Avec, là encore, le risque de susciter chez des soldats l’impression d’être traités… comme des robots.

 

Un excès d’empathie ?

Tommy Egan serait-il décidément trop sensible ? Autrement dit, souffrirait-il d’un excès d’empathie pour les victimes? Dans sa définition la plus courante, l’empathie et la capacité de se mettre à la place de l’autre. Le soldat est invité à le faire avec ceux de son camp et incité à renoncer à toute forme d’empathie pour ses ennemis. La guerre numérique et robotisée à laquelle participe Tommy Egan l’empêcheraient-elles de pratiquer cet indispensable inhibition de la capacité d’empathie en temps de guerre ? En tout cas, il ne manque pas d’empathie pour ses camarades. A un moment du film, un groupe de six soldats sur le terrain lui demandent de veiller sur eux pendant leur sommeil. Le pilote de drone peut en effet observer le territoire alentour et prévenir une attaque ennemie. Grâce à cette protection, les militaires sur le terrain passent une bonne nuit. Tommy Egan rentre ce matin-là heureux chez lui et déclare à sa femme: « cette nuit, j’ai fait quelque chose de bien ».

Mais Tommy Egan n’est pas non plus hostile à l’utilisation de la violence pourvue qu’il en ressente l’utilité. La preuve en est qu’à la fin du film, après avoir pris soin de débrancher tous les systèmes d’enregistrement, il s’offre le plaisir d’envoyer les « feux de l’enfer » sur un taliban qu’il a vu violer à deux reprises une femme dans une cour. Pour lui, à ce moment-là, la relation de cause à effet ne souffre aucun doute. On peut penser que la peine de mort soit une punition excessive pour deux viols, mais cette disproportion ne lui pose aucun problème. Seul importe pour lui à ce moment la possibilité d’établir un lien entre un préjudice auquel il a assisté et la punition du coupable. Autrement dit, le message essentiel de ce film pourrait être moins humaniste qu’il n’y paraît. C’est plutôt le fonctionnement de la chaîne de commandement qu’il interroge que la politique des frappes par drone qui s’est d’ailleurs généralisée sous le gouvernement Obama. Good Kill nous appelle finalement moins à la compassion pour les victimes qu’il ne montre la nécessité, pour les exécutants, de pouvoir donner du sens aux ordres qu’ils sont chargés d’appliquer. Justement pour éviter le sentiment d’être traité comme un robot, c’est-à-dire comme un être sans émotions ni état d’âme. En attendant probablement qu’un vrai robot ne s’installe devant le pupitre et n’obéisse à la voix anonyme de telle manière que plus personne ne soit tenté d’éprouver la moindre jouissance, comme ceux qui crient « good kill » à chaque cible frappée, ni non plus aucune culpabilité, comme le soldat Tommy Egan. Pour comprendre la guerre robotisée, il faudra décidément renoncer à tout ce que nous croyons savoir sur la guerre.

 

Bibliographie

 

Danet D., Hanon J.P., De Boisboissel G. (2012). Robots on the Battlefield, Contemporary Issues and Implications for the Future, Combat Studies Institute press, US Army Combined Arms Center, Fort Leavenworth, Kansas & Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan.

 

Singer P.W. (2009). Wired for war: the robotics revolution and conflict in the 21st century, New York, Penguin.

[1] film de Andrew Niccol

[2] Voir Cerveau et psycho