Le Loup de Wall Street – La jouissance des transgressions

par | 2014 | 2014, Chronique de Cinéma

Le Loup de Wall Street

La jouissance des transgressions

 

Nous savons aujourd’hui que l’être humain est une créature fondamentalement sociale et que nous sommes dotés en outre d’une capacité innée à faire confiance à nos proches et à leur venir en aide. Hélas, nous savons aussi qu’il existe des personnalités particulières qui sont insensibles à la souffrance d’autrui. On les appelle des psychopathes. Ils représenteraient environ 1% des femmes et 3% des hommes. Ils ressentent peu ou pas d’empathie envers autrui, et n’éprouvent aucun remords lorsqu’ils lui font du mal. Certains d’entre eux sont pervers en ce sens qu’ils peuvent éprouver du plaisir à humilier ou faire souffrir leur prochain, mais il existe aussi des pervers qui ne sont pas psychopathes: leur jouissance est de transgresser la loi. Le héros du dernier film de Martin Scorsese est de ceux-là. Il est inspiré d’un personnage ayant réellement existé, un courtier devenu immensément riche en cultivant l’art de tromper. On pense à Bernard Madoff, à son escroquerie qualifiée de « plus grande de tous les temps » et à son gigantesque butin dont la trace se perd encore dans le dédale des paradis fiscaux. Mais c’est à une personnalité différente à laquelle s’attache Scorsese: un homme dont la jouissance n’est pas seulement de tromper pour accumuler, mais de vouloir jouir de toutes les formes de pouvoir que lui donne son argent, à commencer par la possibilité de transgresser en toutes circonstances la loi commune pour y substituer la sienne. En principe, si nous ne sommes pas nous-mêmes pervers, nous devrions être rapidement écoeurés par un tel film. Pourtant, Le Loup de Wall Street bénéficie d’un immense succès, et il est difficile de penser que ce soit uniquement lié à la critique particulièrement élogieuse dont il bénéficie. Difficile aussi d’imaginer que nous le supportons parce que nous aurions simplement pris l’habitude d’assister à des scènes semblables de violence sur les écrans : les mises en scènes de Scorsese , reconnaissons le, sont du jamais vu ! Incontestablement, c’est d’autre chose dont il s’agit : Le Loup de Wall Street  fascine, et il fascine par l’extrême perversité qui y est mise en scène. Du coup, ce film pose un problème que nous n’avons pas l’ambition de résoudre dans cette rubrique, mais seulement de poser. Et si le vrai pouvoir du pervers ne résidait pas dans sa capacité à tromper sans hésitation ni remords, mais dans son extraordinaire talent à fasciner beaucoup de ceux qui en sont incapables ? En tous cas, ce film dénué de toute scène d’agression physique révèle deux choses. Tout d’abord, il montre que la violence n’a pas besoin de coups pour priver l’autre de son statut d’être humain. Et d’autre part, il nous montre que le public susceptible de s’intéresser à un film pervers est très large. Et sauf à penser que nous nous rendions au cinéma pour souffrir, il faut bien imaginer que nous en jouissons. En toute bonne conscience, puisque c’est un maître du cinéma qui nous le permet.

 

Transgresser plus pour jouir mieux

Nous sommes fixés dès le début. Une brève séquence en forme de prologue montre Leonardo DiCaprio conduire une splendide voiture de course tandis qu’une femme est en train de lui faire une fellation. Une voix off déclare : « la fille entre mes jambes, c’est ma femme ». Chacun comprend qu’il a acheté l’une et l’autre et qu’elles sont à son service. Griserie de la vitesse et du sexe, démonstration des pouvoirs de l’argent : le film peut commencer ! Il nous montre Jordan Belfort au tout début de sa carrière. Il est jeune, il veut gagner de l’argent, beaucoup d’argent, et il entre pour cela comme apprenti courtier à la banque Rothschild. Le mentor qui le prend sous sa coupe lui explique d’emblée les règles du jeu : la bourse monte et descend sans que personne ne puisse comprendre pourquoi, et encore moins le prévoir ;  le travail du courtier consiste donc à faire en sorte que des actionnaires achètent et vendent sans cesse. Peu importe ce qu’un actionnaire achète, et lorsqu’il vend, l’essentiel est qu’il réinvestisse immédiatement le bénéfice de sa vente dans de nouvelles actions. Le courtier est le seul à gagner à tous les coups, et il est payé « cash ».

Ce film prend donc pour théâtre le monde de la finance, comme Le Capital de Costa-Gavras[1]. Mais l’analogie s’arrête là. Le héros n’y est pas un banquier froid, calculateur et machiavélique qui rêve d’étendre son emprise sur le monde, mais un courtier en bourse dévoré par le désir d’étendre les limites de sa jouissance. C’est pourquoi, alors que le héros de Costa-Gavras était prêt à ruiner la planète pour enrichir ses actionnaires, le courtier mis en scène par Martin Scorsese ne travaille que pour lui. Le premier n’a besoin de personne pour faire reconnaître sa puissance : les chiffres lui suffisent. Le second, au contraire, a constamment besoin d’autrui pour se sentir exister. Le premier est un loup solitaire que les femmes délaissent. Le second chasse en meute et distribue les femelles à ses subordonnés. Le premier cherche à gagner toujours plus en exploitant toutes les subtilités de la législation. Le second n’a de cesse de transgresser la loi commune pour imposer partout la sienne. Au point d’ailleurs de refuser au dernier moment un arrangement amiable avec la Commission des Opérations Boursières qui avait accepté de passer l’éponge sur ses multiples irrégularités. Jordan Belfort préfère se lancer dans un ultime combat que ses avocats lui disent perdu d’avance afin de tenter, une dernière fois, d’imposer ses règles…

 

Tromper mieux pour jouir plus

Pour s’enrichir, le courtier a une arme, c’est le téléphone ! A tous ceux qui s’inquiètent que l’Internet favorise les manipulations de toutes sortes, Scorsese répond que c’est d’abord le bon vieux téléphone qui en a été l’origine. Les formidables opérations boursières des années 1980 auraient été impossibles sans lui. C’est ce que Jordan Belfort explique à ses collaborateurs : « A côté de chacun de vous il y a un boîtier noir, c’est comme un fusil M16 [2]. C’est une arme, il vous faut apprendre à vous en servir.» Et il fait le geste de tirer. Le téléphone permet en effet au courtier d’atteindre sa cible, c’est à dire de convaincre son client d’acheter ce qu’il a décidé de lui vendre. Dans la mesure où le client ne voit pas le courtier, il permet aussi à Jordan Belfort de mimer à chaque moment de la transaction une scène sexuelle devant ses collaborateurs hilares, jusqu’au « coup de bassin »  final qui indique que l’affaire est conclue, c’est-à-dire que le client a été « baisé »…

Cette jouissance à manipuler ne s’arrête évidemment pas à ses clients. Lorsque l’entreprise créée par Jordan Belfort franchit un cap dans l’accumulation d’une première fortune, il jette sa montre de grand prix au milieu de ses collaborateurs en les invitant à s’entretuer pour s’en emparer. A un autre moment, il fait raser en public la tête de sa collaboratrice, qui a la plus belle des chevelures, en échange de dix mille dollars en cash. Histoire de montrer que l’argent peut tout. Il ne la fait pas attacher à un poteau, elle se contraint elle-même à rester assise le temps que ses cheveux soient irrémédiablement abîmés. Il ne s’agit d’ailleurs même pas de la tondre en entier, mais de lui passer quelques coups de tondeuse au milieu du crâne de manière à la défigurer. Jordan Belfort lui précise alors le mode d’emploi des dix mille dollars : qu’elle se fasse greffer des implants mammaires.

Pour Jordan Belfort, il n’y a en effet pas de plus grande jouissance que de jouir de son pouvoir sur les autres. Et ce pouvoir sur autrui, c’est l’argent qui le lui donne. Jordan Belfort n’accumule pas pour accumuler, il accumule pour jouir. Cette manière d’avoir besoin de l’autre pour en jouir de toutes les façons porte un nom : c’est la perversité, et elle est inséparable du désir de remplacer partout la loi commune par la sienne. D’où aussi l’appétence toxicomane très particulière du personnage. Jordan Belfort ne consomme pas des drogues pour plonger dans un état second et s’y abandonner. Il prend des substances particulièrement toxiques qui le font baver, bégayer, tomber… puis il tente de reprendre le contrôle sur lui-même en faisant mentir toutes les prédictions pharmacologiques. Et quand il prend des somnifères, c’est pour la même raison: résister à l’endormissement de façon à contourner l’effet prévu de la substance et jouir d’un état d’excitation second. Bref, Jordan Belfort ne prend pas des drogues pour le plaisir qu’elles lui donneraient, mais pour tenter, dans ce domaine là aussi, de leur imposer sa loi.

 

Le spectateur perverti

Cependant, si Le Loup de Wall Street n’était que cela, il ne serait évidemment pas un grand film. Le coup de maître de Scorsese est de parvenir à  convaincre le spectateur que le destin de Jordan Belfort est enviable. Ce n’est pas que Jordan Belfort soit montré comme un homme sympathique, mais il n’est pas antipathique non plus. Il a par exemple été capable d’aider la femme misérable qui venait lui demander un travail et cinq mille dollars d’avance pour payer les études de son fils de huit ans : il l’a embauchée et donné vingt-cinq mille dollars d’avance. Il peut également financer des institutions charitables. Comme il le dit,  l’argent permet de soutenir qui vous voulez : une église, un parti politique, le sauvetage d’une espèce de chouette menacée d’extinction… Il associe également largement à ses succès les quelques personnes qui lui ont fait confiance à ses débuts et ne les trahit pas. C’est d’autres qu’il trahira, ceux qui, à la différence de lui, sont nés une cuillère d’argent dans la bouche et qui, selon les mots de l’inspecteur du FBI, sont les rejetons de parents véreux, eux-mêmes issus de parents véreux…

Mais au-delà d’un personnage contrasté, Martin Scorsese nous montre surtout Jordan Belfort comme un gagnant en toutes circonstances. Même lorsqu’il se retrouve finalement en prison, il n’est condamné qu’à trois ans de réclusion au lieu des vingt prévues parce qu’il a dénoncé une douzaine d’autres courtiers malhonnêtes pour obtenir une réduction de peine… Et là encore, il ne tarde pas à comprendre le bénéfice qu’il peut tirer de sa nouvelle situation: « Lorsque je suis arrivé au pénitencier, j’ai d’abord été terrorisé, dit-il. Mais j’ai vite compris que dans ce milieu, on pouvait tout acheter ». Ainsi le voit-on jouer au tennis, puis apparaître dans une sorte de show devant des prisonniers impressionnés par sa carrière et sa technique de vente. Le film s’arrête là. Et nous n’aurons donc rien su des familles ruinées, des expulsions et des suicides que les opérations véreuses de Jordan Belfort auront pu provoquer sur le territoire américain…

 

Voir le monde à travers le regard du pervers

Il existe dans la plupart des films de Scorsese un équilibre magique dans la mise en scène de la plus grande pureté et de la plus grande dépravation. C’est cet équilibre subtil qui est ici rompu au profit du second de ces deux pôles. En effet, à la différence de ce qu’il fait dans de nombreux autres films, Scorsese ne nous donne ici aucun moyen de prendre du recul par rapport à ce qu’il nous montre. Ni par la voix, ni par l’image.

Evoquons d’abord le procédé de la voix off cher à Scorsese, et que l’on retrouve dans la plupart de ses films. Lorsque Jordan Belfort évoque les trois catégories de prostituées qui opéraient dans son entreprise, l’association de la voix off aux images n’introduit aucun décalage. On voit d’abord un mannequin très élégant traverser l’open space tandis que la voix de Belfort évoque « les prostituées de luxe auxquelles il fallait donner un fort pourboire pour les baiser sans capote ». Puis nous voyons une femme moins élégante et la voix off nous précise le tarif : « trois cents dollars ». Enfin, nous voyons une jeune femme totalement nue allongée sur un bureau pendant qu’un employé, le pantalon sur les genoux, s’accouple à elle, et qu’une cinquantaine d’autres attendent leur tour : la voix off nous apprend alors que le prix est de vingt dollars et qu’il est conseillé de prendre après une dose de  pénicilline pour écarter tout risque d’infection (rappelons que tout cela se passait avant l’apparition du sida). Dans ces trois brèves séquences, le texte n’apporte donc aucun contrepoint par rapport à l’image : il la complète, mais sans que notre regard sur ces femmes et ces hommes en soit changé pour autant. Le texte ressemble à celui qui accompagne les photographies des guides touristiques : prix de la prestation, précautions à prendre avant l’excursion…

A un autre moment, nous voyons la femme de Jordan Belfort, lassée des infidélités et des frasques de son mari, qui tente de se venger de lui. Elle imagine de le faire en utilisant la partie d’elle-même à laquelle il attribue le plus d’importance : son sexe. S’en suit alors une séquence que Stanley Kubrick n’aurait pas désapprouvée : alors qu’elle est assise par terre et tient sa petite fille dans ses bras, elle explique à son mari : « Maman a décidé de ne plus porter à la maison que des mini-jupes… Et maman a décidé aussi de jeter toutes ses culottes à la poubelle… maman ne portera plus jamais de culotte… et papa va donc voir beaucoup la chatte de maman… » Toujours assise par terre, elle écarte alors largement les jambes et on voit Léonardo Di Caprio ramper vers son sexe à quatre pattes avec des mimiques dignes de celles de Jack Nicholson dans Shinning. Le talon aiguille de sa femme l’arrête brutalement : « A partir de maintenant, papa regardera la chatte de maman sans toucher ». Mais à pervers, pervers et demi. Jordan Belfort, narquois, lui montre le regard arrondi d’un ours en peluche posé sur une étagère : c’est une caméra de vidéo surveillance. La femme de Jordan Belfort a exposé complaisamment son sexe en gros plan aux gardes du corps de la propriété qu’on voit ricaner, goguenards, devant leur immense écran de contrôle. Le spectateur se retrouve voyeur avec les deux gardes du corps. L’épouse humiliée n’a plus qu’à aller se rhabiller…

Le film de Scorsese nous transforme ainsi en voyeurs d’une forme de jouissance qui réduit l’autre à l’état d’un objet. Il ne met pas seulement en scène le fabuleux destin de Jordan Belfort. Il nous montre le monde avec ses yeux.

Il existe pourtant dans son film une séquence qui nous invite à un recul salutaire : après avoir absorbé une forte dose de drogue, Jordan Belfort rentre chez lui en voiture, gare son superbe véhicule devant sa porte et s’installe dans son appartement. Mais peu après, deux policiers viennent l’arrêter, et nous découvrons son véhicule totalement cabossé : retour en arrière, et nous voilà témoins de tous les accidents qu’il a provoqués sur son chemin sans jamais s’arrêter. Nous comprenons du coup que la séquence précédente était vue à travers ses yeux, comme beaucoup d’autres sans doute, dont malheureusement Scorsese ne nous montre ni ne nous dit rien. Car Belfort a tout autant cabossé ses clients que sa voiture, et ses opérations financières malhonnêtes ont évidemment ruiné de nombreux petits épargnants qui avaient investi leurs économies dans des titres sans valeur. Après son arrestation, l’inspecteur du FBI qui l’a piégé se retrouve dans le métro, et Scorsese nous montre brièvement la misère du petit peuple américain. Mais ce contrepoint semble coupé de tout ce qui a précédé. Rien n’indique une quelconque relation entre l’insolente richesse de Belfort et cette misère là. Du coup, cette courte scène de misère renforcerait plutôt notre désir de vivre comme lui ! Devant tant de pauvreté et de tristesse, qui ne préfèrerait pas être riche ?

Si vous avez lu cette rubrique jusqu’au bout, interrogez-vous maintenant sur les images qui vous sont venues à cette lecture. Avez-vous souffert pour les victimes de Jordan Belfort alias Leonardo DiCaprio ? Ou bien vous êtes vous surpris à éprouver un peu de plaisir, ou tout au moins de curiosité à la description de quelques-unes de ses dépravations ? Si c’est le cas, ne porteriez-vous pas, tout au fond de vous, un peu de sa perversité ?  Alors ce n’est plus le pervers qui serait le problème, mais nous tous, par la fascination que nous sommes capables d’éprouver pour lui. Comme s’il s’agissait d’une part sombre de nous-mêmes. Autant dire que tant qu’il y aura des pervers, il y aura de braves gens pour les suivre. Car si quelque chose est certain, c’est bien que Jordan Belfort n’a jamais eu aucun autre pouvoir que celui que ses divers interlocuteurs, à chaque moment, lui ont donné.  Alors bien sûr, ce serait mieux si on pouvait écarter les pervers de la vie sociale afin de privilégier une société où règnerait partout l’empathie et la solidarité. Mais c’est compter sans leur formidable capacité de pouvoir s’adapter à toutes les situations. Et on tremble à l’idée que la fascination qu’ils exercent pourrait même les porter à la tête des projets les plus altruistes, étendant jusque là leur pouvoir destructeur, pour le plaisir de tourner à leur profit le projet qu’ils se seraient engagés à faire respecter. Ce ne serait pas la première fois…

 

Bibliographie

 

Lecomte J. (2012), La Bonté humaine : altruisme, empathie, générosité, Paris : Odile Jacob.

Ricard M. (2013), Plaidoyer pour l’altruisme, la force de la bienveillance, Paris :

Tisseron S. (2010), L’empathie, au cœur du jeu social, Paris : Albin Michel.

 

[1] Voir « Le Capital : un totalitarisme moderne », Cerveau et Psycho n°55 – Janvier-février 2013.

[2] Fusil de l’Armée américaine