Méditerranea – Bienvenue dans le XXIeme siècle

par | 2015 | 2015, Chronique de Cinéma

Méditerranea[1]

Bienvenue dans le XXI eme siècle

 

Le monde est bouleversé, et le choc que nous avons tous ressenti devant la photographie du petit Aylan Kurdi, ce Syrien de trois ans découvert mort noyé sur une plage de Turquie, en est le reflet. Ce cliché va-t-il changer le regard sur le drame des migrants ? En tous cas, au-delà de cette actualité, l’époque contemporaine redécouvre l’importance de ce qu’il est convenu d’appeler le « vivre ensemble », et que le philosophe Jacques Derrida nommait il y a déjà 20 ans « une politique de l’amitié ». C’est dans ce droit fil que se place le film de Jonas Carpignano, si peu et si mal distribué, mais si important par le regard qu’il porte sur le parcours de deux migrants africains.

 

  1. Des héros ordinaires

Notre culture occidentale a longtemps valorisé le désir de domination et de maîtrise, au point de le considérer comme le moteur principal de l’activité humaine. Elle redécouvre aujourd’hui l’importance des forces d’entraide et de solidarité. En témoigne l’apparition de mots nouveaux comme l’intraduisible Care – qui désigne en anglais à la fois le fait de se préoccuper d’autrui, de lui venir en aide, et d’évaluer l’efficacité de son intervention – et l’importance des recherches menées en neuro sciences sur les diverses dimensions de l’empathie. Cette nouvelle curiosité de l’autre s’accompagne de la valorisation des expériences ordinaires. Il est en effet impossible de s’intéresser aux autres, à tous les autres, sans se préoccuper de savoir qui ils sont vraiment. Depuis les années 2000, on assiste donc au recueil et à la mise en scène d’expériences simples et de parcours de vie jusque-là abandonnés aux romanciers. Jérôme Bel a su, en 2013, dans la cour du palais des papes à Avignon, donner la parole de quelques spectateurs qui sont devenus, grâce à lui, autant d’acteurs de leur propre expérience esthétique. Jonas Carpignano, lui, s’intéresse à deux migrants africains qui fuient la misère de leur Burkina Faso natal pour tenter de s’installer en Italie. Ils s’appellent Ayiva et Abas, et sont interprétés par deux acteurs non professionnels, Koudous Seilhon et Alassane Sy.

Un autre film, auréolé d’une Palme d’Or à Cannes, traite également du même thème : il s’agit de Dheepan, de Jacques Audiard. Mais les choix de celui-ci sont aux antipodes de ceux de Carpignano. Dheepan nous raconte le parcours exceptionnel d’un ancien combattant tamoul isolé qui se fabrique une fausse famille pour venir en France, où il obtient rapidement un poste de concierge dans un groupe d’immeubles de banlieue, avant d’exécuter tous les membres d’une maffia locale et d’émigrer, sans difficultés semble-t-il, en Angleterre. Méditerranea évoque plutôt le célébrissime America, America, dans lequel Elia Kazan raconte le voyage d’un Grec misérable qui, à la fin du XIXeme siècle, quitte son Anatolie natale et traverse le Bosphore dans l’espoir d’embarquer sur un bateau à destination des Etats-Unis. Les mêmes épisodes jalonnent le chemin : la misère, les voleurs, l’humiliation, la difficulté de garder sa dignité, et le rappel permanent des contraintes économiques… Avec une différence majeure toutefois. Alors que le héros de America, America cheminait seul, les migrants d’aujourd’hui viennent d’un pays où les traditions communautaires restent fortes. Méditerranea témoigne ainsi à sa façon des questions que l’attribution  du prix Nobel d’économie, en 2009, à Elinor Ostrom, ont contribué à faire connaître : l’organisation collective de la vie, et plus précisément le rôle joué par les « communs », cette forme spécifique de propriété et de gouvernance qui place les décisions collectives des « communautés » au centre du jeu socioéconomique.

 

  1. Partager

Dans le monde décrit par Carpignano, tout est partagé. Mais pas forcément de la manière dont nous l’entendons aujourd’hui lorsque nous parlons de « culture collaborative » ou d’espace de gratuité. Il ne s’agit pas de donner ce qu’on a en trop, mais de partager ce qu’on a juste pour soi. Et à défaut de trouver quelqu’un avec qui partager, le vol est une autre manière de réintroduire le partage. Non pas voler pour s’enrichir, mais voler pour avoir des habits chauds qui vont permettre de ne pas mourir. Lorsque Ayiva vole dans un train le sac de voyage d’un passager pour se procurer les vêtements chauds dont il a besoin, nous ne pensons pas une seconde à condamner ce vol. Les choses se passent en Italie, pays de chrétienté, et Ayiva ne fait après tout qu’appliquer la morale de Saint Augustin, qui considérait que si quelqu’un a deux paires de chaussures, une aux pieds et l’autre dans un placard, celle du placard appartient à celui qui marche pieds nus…

 

  1. Rester digne

Être en situation de survie ne signifie pas renoncer à toute dignité. Les Africains vivant dans un bidonville en Calabre se trouvent un jour attaqués par une bande de jeunes occidentaux. L’épisode n’est pas inventé. Il a réellement eu lieu en janvier 2010 à Rosarno. Des émeutes ont éclaté après que deux noirs aient été tués. Dans Mediterranea, les Noirs se rassemblent dans les rues de la ville pour hurler leur souffrance et leur colère. Ils défilent pacifiquement en criant : « Ne tirez pas sur les Noirs ». Mais une pluie de cailloux lancés depuis des fenêtres et des balcons blessent plusieurs d’entre eux. La marche non violente se transforme alors en émeute dans laquelle quelques Noirs, après avoir emmené leurs blessés, s’en prennent aux véhicules des habitants. Rosarno n’est pas très loin de Rome, où le Pape François rappelait, après les attentats de janvier 2015 à Paris, que si quelqu’un agressait sa sœur, il ne fallait pas qu’il s’étonne d’une réaction violente de sa part…

 

  1. La dette

Dans ces situations de survie, il y a aussi d’heureuses surprises. Une vieille dame offre à manger aux Africains réfugiés à Rosarno. Elle danse au milieu d’eux et demande pour toute compensation à être appelée « Mamma Africa ». « Vous avez laissé vos mères dans vos pays, appelez-moi Mamma, je suis votre Mamma ». Cette vieille dame, à sa façon, a compris l’importance d’organiser un système de don qui ne soit pas unilatéral. Comme l’ont bien montré Marcel Mauss et Pierre Bourdieu, tout don risque en effet de piéger celui qui le reçoit dans une dette d’autant plus difficile à gérer qu’il se trouve dans un état de plus grand dénuement. Cette vieille italienne qui demande aux migrants africains auxquels elle offre à manger de l’appeler « Mamma » gère le déséquilibre de la situation en proposant que la nourriture bien concrète qu’elle donne appelle en réciprocité un geste symbolique. L’appeler Mamma et évoquer l’existence des mères de ces migrants qu’ils ont dû abandonner est en effet une exigence qui peut paraître non seulement arbitraire, mais même cruelle. Mais c’est bien parce que cette exigence est élevée qu’elle libère les Africains nourris par elle de tout sentiment de dette à son égard.

 

  1. Rester connecté

Dans le monde des migrants, rester connecté, à sa famille et à son réseau, fait partie des conditions de survie. Et ceux qui ne l’auraient pas encore compris, comme Ayiva au début, se le voient rappeler rapidement. D’abord par l’ancien migrant qui l’accueille et le nourrit, et ensuite par un jeune italien agé de 14 ans au plus qui semble incarner la figure de la débrouillardise. Il sait procurer à ceux qui le lui demandent les menus objets dont ils ont besoin, mais aussi ceux auxquels ils n’avaient pas forcément pensé, comme un indispensable téléphone mobile. Et le jour où il y a une fête chez le patron des plantations d’orangers, il s’arrange pour se trouver près de la fenêtre de la cuisine d’où il peut subtiliser des bouteilles de champagne avec la complicité de la cuisinière. « Mais cela ne t’appartient pas », lui dit Ayiva. Et lui de répondre en emportant son sac plein : « Maintenant si ».

 

  1. La non réponse

Le dernier personnage clé de l’histoire est le propriétaire de l’orangerie dans laquelle sont employés les Africains émigrés. Il les paie au rabais, mais prend pourtant sous son aile Ayiva, l’invite à dîner chez lui et lui propose du travail pour l’anniversaire de sa fille. Comme celui-ci lui demande s’il lui est possible d’avoir des feuilles de paye pour obtenir un permis de séjour, ce propriétaire ne répond rien. Ainsi son attitude fait-elle écho à celle de l’Europe avant que le cadavre de Aylan Kurdi ne rende impossible le fait de ne pas entendre la question des migrants. Ce propriétaire terrien est plutôt bien intentionné, mais il ne veut pas faire quelque chose qui lui compliquerait certainement la vie. La question que pose Carpignano à travers lui rejoint celle que nous nous posons tous : jusqu’où allons-nous accepter de nous compliquer la vie pour éviter leur mort ? Il ne manque finalement à ce film que la présence de la mafia pour comprendre que si les migrants ne sont pas attendus par les gouvernements et les populations, ils ont déjà leur place chez des employeurs capables d’ouvrir un œil sur leur compte d’exploitation et d’en fermer un autre sur la morale. Comme les cueilleurs d’orange non déclarés de Méditerranea, les migrants sont déjà un rouage essentiel de la grande machine économique mondialisée.

 

  1. Tous citoyens d’un même monde

Puisque nous sommes tous unis dans la même logique économique, nous ne nous en sortirons que tous ensemble. Tel est finalement la leçon du film de Carpignano, bien loin des propos moralisants ou psychologisants qui tentent de nous faire oublier l’omniprésence de lois économiques inhumaines dans notre société. Un message plus proche de celui de Elinor Ostrom que du Dalaï Lama…

Mais comment rendre sensible, dans un film, le fait que Blancs ou Noirs, Burkinabés ou Italiens du sud, enfants ou adultes, nous appartenons pourtant tous au même monde globalisé ? Comment montrer cela en images ? Carpignano choisit de nous le montrer précisément en musique. En effet la chanteuse Rihanna est omniprésente tout au long de son film. Cette noire qui vient de la Barbade, un micro Etat insulaire situé en Mer des Caraïbes, est, dans Mediterranea, à la fois la chanteuse préférée du propriétaire terrien italien et de celle de Zeina, la fille de Ayiva âgée de sept ans et restée au Burkina Faso avec sa tante. Des milliers de kilomètres les séparent et leurs modes de vie n’ont évidemment rien de comparable. Mais Martha, la fille du propriétaire des vergers, danse sur une chanson de Rihanna en regardant la télévision. Et Zeina, la fille d’Ayiva, danse sur la même chanson grâce à un MP3 volé que son père lui a fait parvenir. Seule la culture mondiale semble se jouer des frontières, et seule cette culture mondiale que certains jugent légère et purement distractive, est capable aujourd’hui de faire comprendre à un grand nombre de gens que nous sommes tous des  parcelles de l’humanité.

 

Bibliographie

Elinor Ostrom, La gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles [« Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action »], Commission Universite Palais,‎ 2010. 

 

 

[1] Film de Jonas Carpignano.