Mia Madre – Se mettre à l’écoute de ses proches, pour favoriser sa plasticité psychique

par | 2015 | 2015, Chronique de Cinéma

Mia Madre film de Nanni Moretti

Se mettre à l’écoute de ses proches,

pour favoriser sa plasticité psychique

 

Dans son dernier film intitulé Mia Madre, Nanni Moretti nous raconte l’histoire d’un frère et d’une soeur confrontés à la maladie et à la mort de leur mère. Comment l’accompagner dans ses derniers moments, comment être présent malgré les obligations professionnelles, comment ne pas rater ce moment si important dans la vie, qui dure finalement si peu de temps, mais auquel tant d’entre nous ne cessent de penser lorsque tout est terminé ?

Mais le film de Nanni Moretti nous raconte en parallèle une autre histoire. L’héroïne –  Margherita interprétée par Margherita Buy – est une réalisatrice de cinéma confrontée à un projet de film qu’elle n’arrive pas à mener à bien. Il apparaît vite qu’elle s’impose des tâches inatteignables. Le haut degré d’exigence qu’elle investit dans ses projets ne participe pas de sa force, mais plutôt de sa faiblesse.

 

La maladie de l’idéal.

Margherita n’accepte pas la réalité de la maladie de sa mère parce qu’il s’agit d’un événement sur lequel elle n’a aucun pouvoir. Une séquence illustre particulièrement cette difficulté, et en même temps l’extrême souffrance dans laquelle cela la plonge. Margherita est assise à côté de sa mère alitée. Les deux femmes parlent ensemble. Sa mère dit à Margherita qu’elle a besoin d’aller aux toilettes. Après quelques secondes d’hésitation, celle-ci propose à sa mère de l’aider à faire les deux mètres qui l’en séparent. Sa mère se lève, s’appuie sur Margherita et essaye de marcher, mais ses jambes se dérobent et elle manque de s’effondrer. Margherita la soutient, l’aide à se remettre droite et se met soudain à lui crier de marcher seule en hurlant qu’elle le peut. La vieille femme épuisée se cramponne au lit sans plus oser faire un pas, autant terrorisé par l’idée de se faire insulter par sa fille si elle tombe que par le risque de cette chute elle-même. Margherita fond en larmes. Car le déni de la mort possible d’un proche est toujours prêt à laisser la place à son contraire, l’horreur de découvrir que la catastrophe à laquelle on refuse de penser est déjà arrivée et qu’on ne s’y est pas préparé comme il aurait fallu. Une autre séquence met en scène ce retournement. Un jour de visite, Margherita découvre le lit de sa mère vide et préparé avec des draps neufs pour accueillir un nouveau malade. L’idée que sa mère soit morte l’envahit brutalement, elle court désemparée jusqu’à rencontrer une infirmière qui lui explique que l’aggravation de l’état de sa mère a nécessité de la transférer en soins intensifs. La découverte du lit vide a brutalement fait basculer Margherita dans la certitude que sa mère était morte sans qu’elle ait pu s’y préparer, et qu’elle avait irrémédiablement raté ce moment.

Son frère, joué par Nanni Moretti, semble s’en sortir mieux. Il se trouve toujours là où il faut au bon moment, accepte la gravité de la maladie de leur mère et comprend les explications que donnent les médecins. Car Margherita, elle, n’y comprend rien. Malgré son intelligence, elle est obligée de redemander constamment à son frère : « Qu’est-ce qu’elle a au juste notre mère ? », « Pourquoi lui fait-on des perfusions ? »…

Envahie par l’angoisse liée à la maladie de sa mère pour laquelle elle ne peut rien, elle tente d’accentuer son emprise sur ses tâches professionnelles et familiales. Mais le sentiment d’être submergée l’envahit. Nanni Moretti le met en scène à travers un événement de la vie quotidienne. Margherita vient de rêver à la mort de sa mère. Elle se réveille en sursaut et se trouve soulagée de découvrir qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar. Mais aussitôt qu’elle pose les pieds par terre, elle découvre un appartement inondé. La machine à laver qu’elle avait mise en route la veille a débordé. Elle sort d’un placard des vieux journaux qu’elle jette par terre pour tenter d’absorber l’eau, dans un geste totalement inadapté qui témoigne de son désespoir profond et de l’incapacité qu’elle ressent de faire face à une situation qui la dépasse. Une de plus. Les cauchemars autour de sa mère morte se multiplient. Elle devient de plus en plus exigeante dans son travail, et bien sûr, tout va de mal en pis. On pourrait parler de Burn out, mais en réalité, Margherita n’est pas submergée par l’ampleur des difficultés qu’elle doit affronter, mais par son incapacité à accepter que les choses soient ce qu’elles sont, et à renoncer à les maîtriser absolument.

 

De mal en pis

Alors, de quoi souffre donc Margherita ? D’une maladie de l’idéal, on pourrait dire aussi d’une maladie des a priori. Margherita se cramponne à des choix qui ont été judicieux plusieurs années auparavant, mais qui ne le sont plus. Par exemple, elle donne à ses acteurs une directive que ses maîtres lui ont apprise : ils doivent jouer leur rôle« à côté », interpréter leur personnage et en même temps se montrer comme acteur, bref « être un autre » sans pour autant cesser d’être eux-mêmes. Les acteurs sont perplexes et aucun ne parvient à comprendre ce qu’elle dit. Et la vérité est que Margherita ne la comprend plus non plus. Elle répète ce qu’elle a appris en essayant de faire un film dans la lignée du grand cinéma italien des années 1960-1980, un cinéma social, militant, mais qui s’avère de plus en plus dépassé.

Son frère le lui a dit : « Sur les deux cent certitudes qui t’habitent, abandonnes-en au moins une ». Elle se revoit à un moment plus jeune, recevant la même critique du garçon qui est amoureux d’elle et qu’elle est en train de rejeter : « Tu ne t’occupes donc toujours que de toi ». Et sa fille adolescente lui tient le même discours autour du scooter qu’elle désire. Mais c’est encore sur le lieu de son travail, c’est-à-dire le tournage de son film, que cette inadaptation de Margherita s’impose avec le plus de violence. Il s’agit de l’histoire d’un patron qui rachète une entreprise en difficulté et décide de la rendre concurrentielle en organisant le licenciement d’un grand nombre d’employés. Mais l’acteur américain auquel elle a fait appel pour jouer ce rôle – Barry Hemmings interprété par John Turturro – se révèle incapable de retenir ses répliques. Elles lui semblent sonner faux, et il les dénonce finalement dans un accès de colère, en jetant au visage de Margherita que son film n’est pas juste et qu’il ne peut pas fonctionner. Les autres acteurs semblent d’accord avec lui : les contraintes que Margherita veut imposer à ses acteurs tuent toute spontanéité chez eux.

 

Cultiver sa plasticité psychique.

Pourquoi Margherita reste-t-elle fidèle à des principes dont elle constate la totale inefficacité, et qui en plus la font souffrir ? Pourquoi fait-elle preuve d’une telle rigidité ? Et, si nous élargissons le problème, qu’est-ce qui fait que dans une vie, une personne fonctionne de cette façon ou au contraire développe la capacité de se remettre en cause ? La réponse à cette question fait bien entendu intervenir une multitude de facteurs individuels : les capacités propres à chacun, son histoire passée (une période propice au développement de la plasticité psychique semble exister entre 8 et 12 ans), mais aussi sa situation présente et la sécurité dont il bénéficie dans son environnement : un milieu sécurisant favorise la capacité de changer de point de vue alors qu’un milieu anxiogène favorise la crispation psychique. Car ce problème n’est pas seulement individuel. La crispation psychique constitue une véritable pathologie de civilisation dans laquelle se reflètent certaines valeurs excessives de notre société : son culte du plus, du trop, de la performance, de la maximisation. Il est pourtant possible d’abandonner des certitudes à tout âge car notre cerveau a la capacité de s’adapter constamment aux situations nouvelles. Plusieurs centaines de cellules nerveuses nouvelles s’intègrent chaque jour dans les régions cérébrales qui jouent un rôle éminemment actif dans la mémoire, et surtout dans la régulation de nos humeurs et la capacité d’adaptation à des situations nouvelles. Le fait d’avoir grandi dans un environnement familial et social qui a encouragé la réceptivité au point de vue de l’autre constitue indéniablement un atout majeur pour cette plasticité. Mais cinq facteurs au moins y contribuent à tout âge. Il y a tout d’abord, bien sûr, le fait de rester curieux, de ne jamais se mettre de barrières, de lire, de découvrir et de ne jamais oublier que l’ennui est le facteur majeur qui verrouille la plasticité : échapper à la routine est au contraire le meilleur moyen de l’augmenter ! Un autre booster de la plasticité est lié à notre capacité de réguler le flux des stimulations que nous recevons. L’avalanche d’informations qui nous arrivent aujourd’hui par la radio, la télévision et Internet empêchent trop souvent, hélas, que nous puissions prendre le recul nécessaire. Nous ne faisons que la subir, et cela provoque une véritable fatigue d’impuissance qui évolue parfois en dépression : un sentiment d’être submergé, envahi, de ne plus avoir d’intimité, à la limite de la persécution. Une troisième façon d’encourager notre dynamisme mental est d’éviter les psychotropes, les somnifères et les anxiolytiques. Pratiquer une activité physique est la quatrième : ne pas rester assis à son bureau lorsque l’on bute sur un problème, marcher se promener sont souvent des manières de faire apparaître plus clairement les problèmes qui nous occupent. Enfin et surtout, interagir avec d’autres permet d’activer notre « cerveau social » : plus l’isolement est important et moins certains territoires cérébraux demeurent actifs.

 

Réinvestir la sphère privée

En nous invitant à réfléchir sur le perfectionnisme, et sur la question de la reconnaissance, Nanni Moretti nous pose une question centrale : ce trouble peut-il être l’occasion d’une métamorphose grâce à laquelle une personne peut se rapprocher de ses paysages intérieurs ? L’expérience du non-sens peut-elle motiver une réorientation vers un rapport au monde plus sensé ? Et comment nous y prendre pour réussir cette transition ? La réponse, pour Nanni Moretti, semble être d’investir la sphère privée et l’ensemble des relations qu’elle implique. S’il est souvent difficile de débloquer de vieux schémas dans la vie professionnelle et sociale, cela ne dépend souvent que de nous dans notre vie privée.

L’espace privé a longtemps été méprisé par tous ceux qui voulaient « changer le monde », comme Margherita justement avec son projet de film militant. Pourtant, comme le montre Mia Madre, c’est un espace dans lequel nous pouvons bénéficier d’un regard à la fois critique et affectueux de la part de nos proches. Et c’est cette réceptivité qui semble avoir toujours manqué à Margherita. Elle n’a jamais su se rendre sensible à ce que ses proches lui disaient d’elle. Lorsqu’elle décide de rompre avec son compagnon, celui-ci essaie de lui expliquer comment elle fonctionne. Le lendemain, elle évoque cette conversation lors d’un échange avec son frère, et déclare que c’est la première fois que quelqu’un lui parle si clairement d’elle-même. Son frère sourit et lui fait comprendre qu’il lui avait déjà dit cela bien longtemps auparavant mais qu’elle n’avait rien voulu entendre. C’est moins la sphère de l’intime qu’il est important de réinvestir qu’une plus grande réceptivité à ce que peuvent nous dire nos proches. Pour Nanni Moretti, il s’agit des adultes qui partagent notre vie affective, notre compagnon ou notre compagne, ou encore un frère, mais on peut y ajouter nos enfants… Car la relation aux enfants est aussi un domaine dans lequel nous devons constamment faire face à l’imprévu et nous montrer capable d’innovations. Les  générations montantes, qui sont le lieu permanent de nouveaux apprentissages, nous obligent à continuer à apprendre pour ne pas perdre le contact avec eux. Et plutôt que les maudire d’être toujours aussi imprévisibles, réjouissons nous qu’ils nous obligent à penser autrement. Cela aussi, participe de notre plasticité psychique !

Mais c’est finalement à la vieille dame moribonde qu’appartient le mot de la fin. Lorsque Margherita lui demande à quoi elle pense, elle répond, lumineuse : « A demain ». A un moment où tant de gens rêvent de recréer ce qui existait hier, la leçon est à méditer.

 

Bibliographie

Lledo P. M., Vincent J.D. (2012). Le Cerveau sur mesure, Paris, Odile Jacob.