Spotlight – Un biais cognitif collectif : l’omerta des violences sexuelles

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Spotlight

Un biais cognitif collectif :

l’omerta des violences sexuelles

En 2001, une équipe de journalistes du journal Boston Globe révèle les abus sexuels pratiqués par un grand nombre de prêtres sur des enfants, et la façon dont l’église catholique locale a systématiquement soustrait les coupables à la justice. Cette enquête lui vaut le prestigieux prix Pulitzer en 2003. Le film qui raconte cette aventure a été nommé pour six Oscars est consacré l’un des meilleurs films 2015 par plusieurs publications. Il nous révèle la difficulté éprouvée par les personnes engagées dans une communauté de croyances à pouvoir changer de point de vue.

Petits arrangements entre voisins

Pendant des décennies, et alors que la pédophilie était condamnée à la fois par la morale et par la justice, plus d’un millier d’enfants de Boston ont été victimes d’abus sexuels de la part de prêtres chargés de leur éducation, en pleine connaissance de la hiérarchie catholique et de la justice. C’est cette incroyable conspiration du silence à l’échelle d’une ville que Spotlight nous invite à comprendre. Comment la perversité de prêtres pédophiles a-t-elle pu contaminer de proche en proche toutes les instances citoyennes, de telle façon que les victimes ne pouvaient faire entendre leur préjudice ni auprès de la police, ni auprès de la justice, ni même auprès des médias, ce quatrième pouvoir américain ? Il manque à cette énumération un dernier élément que le film nous épargne. Pendant longtemps, ces victimes n’ont même pas pu faire entendre leur souffrance à un thérapeute. Eva Thomas, la première femme victime d’inceste à avoir rendu son histoire publique en 1985 (un sujet différent des prêtres pédophiles, mais lui aussi longtemps couvert par le secret) a raconté que lors des nombreuses conférences qu’elle fit ensuite, il se trouvait toujours un psychiatre ou un psychologue pour lui expliquer qu’elle avait pris ses fantasmes œdipiens pour une réalité, et que même si son histoire était vraie, il n’y avait pas de différence pour l’esprit humain entre vivre une situation et l’imaginer ! Ce à quoi Eva Tomas répondait à chaque fois que ce n’était pas la même chose d’imaginer qu’on était tombée du troisième étage et d’en tomber réellement. Le déni du corps était massif dans les années 1980, avec des conséquences catastrophiques sur l’écoute des patients victimes d’agressions réelles.

Mais l’intérêt de Spotlight est justement de ne stigmatiser aucun coupable précis. A Boston, et on pourrait dire cela de n’importe quelle autre ville, les soupçons de pédophilie qui entachaient le clergé local depuis des années étaient connus de tous, tout comme l’était l’inceste en France en 1980. La rubrique des faits divers du Boston Globe s’en faisait d’ailleurs régulièrement l’écho, mais aucune investigation journalistique d’envergure n’avait été lancée. Beaucoup avaient une idée de ce qui se passait, mais pensaient que leur information ne concernait qu’un cas particulier. Le coup d’envoi d’une enquête systématique va être donné par le nouveau rédacteur en chef nommé en 2001, Marty Baron. Mais pourquoi justement lui ? La réponse est donnée dans le film. Marty Baron n’est pas originaire de Boston, et il n’est pas de religion catholique non plus puisqu’il est juif. Autrement dit, Marty Baron est doublement extérieur au système de croyance que partageaient l’ensemble des institutions de la ville : police, église, justice, services sociaux et éducatifs, et jusqu’aux journalistes mêmes. Il s’avéra de même que le seul avocat de la ville à se soucier des victimes et à prendre énergiquement leur défense était Arménien.

Les journalistes d’investigation de Spotlight sont, quant à eux, des bourgeois catholiques ayant grandi dans cette ville et qui ont confiance dans les institutions chargées de les protéger. Ainsi s’explique qu’ils n’aient jamais lancé d’enquête sur le sujet malgré toutes les alertes reçues, notamment de la part d’une ancienne victime, puis de la part du procureur lui-même qui a attiré leur attention sur l’existence d’un système organisé concernant plusieurs dizaines de prêtres. La victime un peu trop insistante est qualifiée de « paranoïaque » par les journalistes de Spotlignt, tandis que les propos du procureur sont relégués dans la rubrique des faits divers. Privé de soutien médiatique, il renonce alors à faire cavalier seul et à partir en guerre contre le cardinal Bernard Law, qui verrouilla systématiquement les enquêtes et les plaintes pendant des décennies.

Autrement dit, alors que toutes les informations sont disponibles pour dénoncer un immense scandale, personne ne le fait. Ceux qui se taisent parce qu’ayant intérêt à cacher ce qu’ils savent confortent ceux qui refusent de savoir par pur aveuglement. Mais pourquoi des personnes informées d’un fait qu’elles jugent scandaleux se rassurent-elles en se disant qu’il est exagéré ou isolé ? Pour ne pas avoir à changer d’habitudes de pensée. L’habitude installée de voir les choses d’une certaine façon s’oppose en effet à la possibilité de les voir autrement. C’est ce qu’on appelle un biais cognitif. Changer de point de vue nécessite un travail mental qui implique l’inhibition de la croyance précédente. Mais dans le cas du scandale dénoncé par Spotlight, ce n’est pas seulement une habitude mentale qui est en cause, éventuellement renforcée par le désir de protéger un intérêt personnel. Il s’agit d’éviter de se confronter à l’émotion la plus déstabilisante qui soit : la honte.

Une cécité collective cimentée par la honte

Aussitôt qu’un tel système s’installe au niveau d’un groupe, chacun craint de découvrir quelque chose qu’il préfère ne pas savoir, c’est-à-dire ici que, peut-être, l’un de ses enfants fréquentant le club de sport tenu par un prêtre au coin de la rue a été victime d’agissements pédophiles. C’est justement le cas de l’un des journalistes de Spotlight parmi les plus réticents à mener l’enquête. Lorsqu’il découvrira, à la lumière de l’enquête qui progresse, que le prêtre qui officie près de chez lui est probablement pédophile, il n’en parlera pas à ses enfants, mais mettra un panneau sur le réfrigérateur de sa cuisine leur demandant de ne pas fréquenter ce club…

Il est impossible de comprendre une telle conspiration du silence sans prendre en compte la honte que suscitent les agissements pédophiles, non seulement chez les victimes, mais aussi dans leur entourage et, de proche en proche, chez tous ceux qui sont censés les protéger.

 Commençons par la victime. Le traumatisme sexuel provoque chez l’enfant abusé un dédoublement de la personnalité. Deux parties coexistent en lui : l’une où est enfoui le souvenir du traumatisme, et l’autre qui tente de vivre comme si cette situation n’avait pas existé, tout en étant fortement perturbée par elle. De telle façon que la victime présente souvent des insomnies, des difficultés scolaires, des attitudes provocatrices parfois ouvertement sexuelles, ou à l’inverse un repli sur soi pouvant conduire au suicide. Mais l’entourage de l’enfant n’est pas indemne non plus. La découverte d’abus sexuels provoque chez les proches une sidération qui suscite souvent le refus de croire à ce qui est dit. Ce refus touche bien entendu la famille, mais il peut atteindre aussi les institutions chargées de s’occuper de l’enfant comme l’Education nationale, la DASS, la justice… et parfois les soignants eux-mêmes. Car pour les intervenants sociaux, croire à ce qui est dit, c’est devoir changer d’avis sur des personnes en qui on avait jusque-là confiance, éprouver la honte de s’être si longtemps trompé sur elles, et craindre aussi d’être marginalisé par ses pairs si ceux-ci continuent de refuser de croire la victime. Au clivage de l’enfant abusé qui sait et veut oublier correspond celui de l’entourage qui pressent mais préfère ignorer. Chez les uns et les autres, le désir de fuir la honte accompagne et alimente ce clivage.

Les victimes doivent affronter la honte de parler, (car leurs parents, dans la même situation, se sont parfois tus), et le risque de se retrouver stigmatisés par leur famille ou leur village. Les proches, quant à eux, doivent affronter la honte d’avoir poussé un enfant dans les bras d’un oncle, d’un ami de la famille, ou d’un animateur de club de loisirs qui se révèle être un pédophile. Pour tous, l’équilibre est difficile à tenir entre la volonté de dénoncer des faits insupportables et le désir de ne pas se faire rejeter par la communauté. Et les choses basculent facilement du côté du silence lorsque l’agresseur est une autorité religieuse et que sa dénonciation fait craindre « d’aller en enfer ».

De la honte qui détruit à la honte qui sauve

Les très catholiques journalistes de Spotlight devront donc traverser la honte sous trois formes successives. D’abord, celle d’imaginer que la justice et l’église puissent être complice d’un tel massacre. Puis, confrontés à une vérité qu’il ne leur est plus possible de se cacher, la honte de découvrir l’ampleur du système de corruption mis en place par le cardinal Law. Enfin, lorsqu’il s’avérera que tous les indices de la situation existaient depuis longtemps, celle de s’être longtemps caché l’évidence et d’avoir permis que le système perdure en s’enfermant dans le déni.

Car les preuves du système pervers destiné à faire échapper les coupables à la justice seront finalement découvertes… dans les archives du Boston Globe ! Toutes les informations nécessaires à la compréhension de l’étendue du phénomène étaient librement accessibles dans des registres publics entreposés dans les sous-sols du journal : les prêtres pédophiles sont ceux dont les activités sont brutalement interrompues, tous les deux ans en moyenne, pour « convenance personnelle » ou « maladie », avant qu’ils se retrouvent nommés dans une autre paroisse pour deux ans encore. C’est en effet sous ces intitulés que la hiérarchie catholique cachait les déplacements des prêtres pédophiles rendus nécessaires par les dénonciations des familles, tandis que des avocats véreux négociaient leur silence à coups d’indemnités misérables dont le montant avait été fixé arbitrairement par l’Eglise. D’autres registres indiquent les noms de tous les enfants dont ces prêtres ont eu officiellement la charge, et par voie de conséquence les noms de leurs possibles victimes. Il suffit alors aux journalistes d’aller rencontrer les uns et les autres…

 

Ensemble contre la honte

Personne, dans l’équipe de Spotlight, n’aurait pu faire ce chemin seul. Lorsque l’un des journalistes refuse de croire ce qu’il découvre, un autre l’encourage à continuer. La honte ne peut s’affronter que collectivement. Mais le film Spotlight nous montre qu’elle a deux versants. Le premier est la menace qu’elle fait peser sur la personnalité. Les journalistes de Spotlight perdent d’abord tous leurs repères en commençant à découvrir l’étendue d’un scandale auquel ils ne veulent pas croire. Puis ils découvrent qu’ils ont en réalité tout fait pour se le cacher à eux-mêmes. Et alors la honte change de sens. Dans la honte de s’être si longtemps caché une vérité qu’ils craignaient de découvrir parce qu’elle les dérangeait, ils puisent la force d’aller jusqu’au bout. La honte correspond ainsi à deux réalités presque opposées : d’un côté, une plongée dans la confusion et, de l’autre, un signal d’alarme qui prévient du risque qu’il y aurait à ne pas dépasser la situation dans laquelle on s’est installé. Savoir se débrouiller avec la honte, la sienne et celle des autres, c’est justement être attentif à ce point de basculement où la honte cesse d’être l’angoisse de perdre le contact avec ses pairs pour devenir un appel à les inviter à construire un monde différent. C’est autour de cette double entrée de la honte que se sont nouées les tragédies de la pédophilie et de l’inceste, et autour d’elles qu’elles se sont dénouées.

Le hasard fait que Spotlight sort sur les écrans au moment où plusieurs ecclésiastiques français, dont le cardinal Barbarin, sont sous le feu des projecteurs pour des problèmes semblables. Mais nous aurions tort de croire qu’une telle conspiration du silence ne puisse toucher que des actes pédophiles. La dénonciation actuelle, par des femmes élues, des diverses formes de harcèlements sexuels dont elles sont victimes de la part du personnel politique masculin nous le rappelle opportunément. L’omerta se craquelle, et il était temps.

 

 

Bibliographie

Thomas, E. (1985). Le sang des mots, Paris : Aubier.

Tisseron S. (1992). La Honte, Paris : Dunod (2012).

Tisseron S. (2005). Vérités et mensonges de nos émotions. Paris : Albin Michel.