Star wars, le réveil de la force – L’adolescent tenté par la cruauté absolue

par | 2016 | 2016, Chronique de Cinéma

Serge Tisseron

Star wars, le réveil de la force[1]

Ou l’adolescent tenté par la cruauté absolue

 

Un petit rappel tout d’abord pour ceux qui ne sont pas familiers de la célébrissime saga. À la fin du sixième épisode – en réalité le troisième réalisé par Lucas avant qu’il ne mette en scène leur préhistoire dans trois nouveaux films -, la princesse Leia (Carrie Fischer) et Han Solo (Harrison Ford) se sont mariés. Nous apprenons dans ce nouveau film qu’ils ont eu un fils, puis se sont séparés. Ben Solo, c’est son nom, a très vite révélé des dons particuliers, ce qui n’est guère étonnant puisqu’il est le petit-fils par sa mère du plus puissant des Jedi, Anakin Skyvwalker, qui a basculé du côté obscur de la force sous le nom de Dark Vador. Ces pouvoirs lui ont valu d’être pris en charge par son oncle maternel Luke Skywalker, bien décidé de faire de lui, et de quelques autres enfants particulièrement doués de sa génération, les tenants d’un nouvel ordre de Jedi dévoués au service du Bien, le précédent ayant été anéanti par Dark Vador.

Hélas, comme il arrive parfois, l’adolescent n’a pas répondu aux attentes qui étaient placées en lui. L’élève brillant a un jour saccagé l’école des Jedi. Etait-ce le jour où il a appris le divorce de ses parents ? Rien ne le dit, mais ce ne serait guère étonnant. Il n’est pas rare qu’un adolescent vive la séparation de ses parents comme un traumatisme provisoirement impossible à affronter, et tourne contre des objets (y compris ceux de sa propre chambre auxquels il peut être attaché) la rage qu’il ressent à vivre une telle fracture. D’un côté, l’adulte en lui peut le comprendre, mais d’un autre, l’enfant qu’il est encore ne le supporte pas. Il manifeste alors avec toute la violence dont son corps adulte est capable, une brisure qu’il ressent avec son cœur d’enfant.

Mais il est possible aussi que cette crise ait correspondu avec l’un des nombreux départs de Han Solo du domicile familial. Car on ne peut guère imaginer que cet aventurier permanent ait pu un jour renoncer à ses expéditions au bout du monde en compagnie de son ami Chewbacca. Han Solo n’est pas seulement un père absent constamment en voyage à l’autre bout de la galaxie, c’est aussi un aventurier criblé de dettes, vivotant de mensonges et de contrats non remplis, comme il est clairement montré dans le film de J.J. Abrams. Or un garçon a besoin de s’identifier à une figure paternelle forte. Est-ce donc si étonnant que Ben Solo, à l’adolescence, ait décidé de se choisir un mentor à la hauteur de la figure grandiose de son grand-père Dark Vador, en la personne du dernier Sick, le plus puissant de tous ? Ajoutez à cela que, comme beaucoup d’adolescents, il hait ceux qui l’ont élevé pour tout ce qu’ils ne lui ont pas donné, et plus encore pour ce qu’ils lui ont donné et dont il se sent à jamais redevable d’une façon qu’il estime handicapante pour son indispensable émancipation. Et vous commencerez à comprendre son parcours de radicalisation…

 

Engagements radicaux

L’adolescent a toujours été tenté par les extrêmes. Rappelons nous les mouvements d’extrême gauche dans les années 1960 – on y apprenait à fabriquer des cocktails Molotov et des bombes artisanales – et les innombrables dérives sectaires qui étaient la bête noire des parents dans les années 1980. Bien sur, tous les adolescents ne basculent pas dans la violence, mais beaucoup sont tentés de le faire. Les mouvements extrémistes des années 1970, en Allemagne, en Italie et dans une moindre mesure en France – notamment avec l’assassinat de Georges Besse -, en ont donné une tragique illustration. Le cinéma l’avait anticipé. En 1966, La guerre est finie, de Alain Resnais, met en scène des adolescents français de bonne famille qui rêvent de devenir poseurs de bombes dans l’Espagne de Franco. Et deux ans plus tard, dans If, Lindsay Anderson en montre d’autres troquer leurs sacs d’écoliers contre des fusils d’assaut pour mettre à feu et à sang leur collège. La mort n’inquiète ni les uns ni les autres. L’adolescent ne craint pas la mort car il n’a ni passé ni avenir. Il n’a pas de passé puisqu’il cherche à oublier son enfance pour s’engager sans regret dans l’âge adulte, et il n’a pas vraiment non plus d’avenir puisqu’il ne sait ni le métier qu’il exercera, ni le lieu où il exercera, ni le partenaire affectif auprès duquel il pourra cherchera un réconfort. C’est pourquoi, pour lui, la mort est si facile à envisager, ou ses équivalents suicidaires, comme l’ingestion de substances toxiques, les sports extrêmes ou encore les paris stupides à haut risque.

Ce n’est pas un hasard si Ben Solo évoque le douloureux partage qui le traverse (« je me sens coupé en deux ») au milieu d’une étroite passerelle surplombant un gouffre vertigineux. La meilleure image qu’on puisse donner de l’adolescence est en effet un pont étroit et branlant tendu entre deux territoires stables, et surplombant un abîme. L’adolescent s’y engage, quittant le territoire familier et protecteur de l’enfance où sa chambre et ses parents le protégeaient de tous les dangers, à la rencontre de cet autre territoire qu’est l’âge adulte, où il peut espérer trouver d’autres formes de sécurité, un espace totalement à lui, un travail, un soutien affectif choisi selon ses goûts. Sur cette passerelle, tout est imprévisible. Et Han Solo, qui s’y engage à sa suite pour tenter de le ramener à la raison, et à la maison, en fera la tragique expérience. Quant au spectateur, qui avait cru à la rédemption possible de la brebis égarée, il découvrira toute la cruauté dont l’adolescent révolté est capable…

 

Avancer masqué

Dans le film de J.J. Adams, Ben Solo a le visage caché sous un casque noir. Le métal imite un front ridé comme sous l’effet de pensées terrifiantes, en contraste avec le heaume lisse et blanc des soldats qui l’accompagnent. Mais lorsque Ben Solo enlève ce casque, le spectateur découvre étonné un visage poupin d’adolescent tout juste sorti de l’enfance ! Bien sûr, cet objet lui permet d’affirmer une forme de filiation avec son grand-père Dark Vador. Il conserve d’ailleurs le casque endommagé de celui-ci comme une précieuse relique, une sorte d’objet fétiche auquel il tenterait de s’identifier pour combler l’absence de son géniteur qui vit en marge de l’ordre social. Mais ce masque métallique intégral a d’autres avantages. D’abord, il est une métaphore de la façon dont l’adolescent avance souvent masqué. Il a si peur qu’on découvre qu’il n’est pas un homme ! Sur Internet, il se cache derrière un avatar ou un pseudo, et dans la vie, c’est souvent derrière une apparence excessivement conforme au contraire faussement dramatisée. Certains s’étonnent aujourd’hui du pouvoir de dissimulation de certains jeunes djihadistes qui ont réussi à cacher à leurs familles et à leurs proches leur radicalisation jusqu’à leur départ en Syrie ou leur passage à l’acte. Mais cette attitude a toujours été celle de l’adolescent. À cheval entre enfance et adulte, ne sachant pas qui il est, ni qui il sera, il est doué de pouvoirs de caméléon exceptionnels qu’Internet, aujourd’hui, exalte et amplifie. Le triomphe des Youtubeurs et des Youtubeuses témoigne de cette culture théâtrale généralisée, tout comme l’immense succès de l’application Dubsmash qui permet à chacun de se mettre en scène sur des chansons, des cris d’animaux ou des répliques célèbres du cinéma.

Mais le casque que porte Ben Solo revêt encore une autre signification. Il lui permet probablement de s’identifier à une sorte de robot – une partie du corps de son grand père avait d’ailleurs été remplacé par diverses prothèses. Contrairement à Anakin Skywalker alias Dark Vador qui s’est endurci à force de traverser des épreuves, dont la plus déterminante a été la mort de sa mère, Ben Solo a décidé de traverser des épreuves pour s’endurcir. Grâce à ce casque, il cache aux autres, et à lui-même, une sensibilité qu’il vit comme une tragique infirmité. « Humaine, trop humaine », aurait dit Nietzsche.

 

Happés par la cruauté

Le visage ainsi rendu invisible, il peut ordonner à l’officier, qui lui demande quel sort réserver aux civils, de les « tuer tous », et en être peut-être ému sans que personne ne le voie. Alors que Anakin Skywalker était plutôt mélancolique, Ben Solo serait plutôt nihiliste. Son attitude est en cela à l’image de celle des adolescents convaincus de ne pouvoir sortir de l’enfance qu’à condition d’accomplir sans broncher des actes condamnés par l’ordre social, sans aucune autre raison que de les accomplir. D’ailleurs, dans le film de J.J. Abrams, un système solaire entier est anéanti avec toutes ses cités dont les habitants voient la mort traverser le ciel à leur rencontre, uniquement pour faire étalage de la puissance de l’arme dont dispose le côté obscur de la force. L’identification à un robot intervient probablement chez Ben Solo comme une défense dirigée contre une sensibilité excessive héritée d’une enfance dont il veut absolument s’affranchir. Ben Solo souffre d’un sentiment tragique et profond de ne pas parvenir à imposer l’image de caïd tout puissant qu’il prétend être, ce qui le met en permanence sous la menace d’une dépression narcissique. Et d’ailleurs, Rey, sa prisonnière pour quelques heures, le lui fera bien comprendre…  

Parce qu’il veut imposer au monde une image grandiose et toute puissante de lui-même, Ben solo a donc décidé de s’engager du côté obscur de la force. Etait-ce la seule alternative dans une société, celle de l’alliance, dans laquelle toute conflictualité et tout débat semblent impossibles ? Les discussions stratégiques des coalisés pour attaquer et détruire la nouvelle étoile de la mort ne laissent en tous cas aucune place au débat. Chaque intervenant renchérit par rapport au précédent. La société du bien a accouché d’une machine consensuelle dont on comprend qu’elle suscite rapidement l’horreur chez les adolescents. La seule autre figure d’adolescent présente dans le film est d’ailleurs une jeune pilleuse d’épaves, autrement dit une sorte de délinquante, vivant de larcins à la marge du monde civilisé, qui s’avérera finalement posséder elle aussi des pouvoirs exceptionnels. L’adolescent bien né et comblé par son riche milieu (Ben Solo est le fils de la princesse Leia, ne l’oublions pas) décide de se construire un destin personnel en basculant du côté obscur de la force. Tandis que Rey, l’adolescente mal née, promise à une vie marginale et précaire, décide de se construire un destin personnel lumineux en plaçant ses pas dans ceux de Han Solo, puis de Luke Skywalker lui-même. Autrement dit, l’un comme l’autre s’engagent dans une rupture par laquelle ils tentent de s’imposer comme l’auteur de leur propre histoire. L’un s’affranchit du monde du Bien auquel il semblait promis en décidant d’incarner une cruauté inhumaine que rien n’arrête, tandis que l’autre décide de rompre avec le monde de petits larcins misérables qui étaient les siens pour se mettre au service du Bien. A cet âge, l’entrée dans le Bien est une rupture, tout comme l’entrée dans le Mal, et il dépend souvent de peu de choses – un secret de famille, une rencontre, la trahison d’un ami – que le basculement se fasse d’un côté ou de l’autre. L’important est toujours de s’imposer à ses propres yeux comme le créateur de son propre destin. Un changement de nom symbolise ce qui prétend être un nouveau départ. Ben Solo, le fils de Solo, est devenu Kylo Ren. Rey, elle, n’a pas encore changé de nom, mais je ne serais pas étonné qu’elle le fasse dans le prochain épisode…

 

[1] Film de J.J Adams