Tout est flou, faites des photos nettes !

23 juillet 2011Ecrits

Certaines publicités pour appareils photographiques promettent à l’acheteur de « ne plus rater aucune photo ». Pour cela, leur mise au point est entièrement automatique, ils compensent les mouvements de l’objet photographié et corrigent les « bougés » ou les « tremblés » du photographe. Bref, tout est en place pour qu’il n’y ait plus jamais de photographie floue. Et pourtant, on n’en a jamais vu autant, notamment dans la presse et la publicité ! Pour la première, c’est évidemment une contrainte imposée par le droit à l’image, mais cet argument ne peut guère être invoqué pour la seconde. Alors, pourquoi cette valorisation du flou ? Nous avons tenté de répondre à cette question en 1999 en montant une exposition intitulée « Le flou en photographie » dans le cadre du 20é Festival International de la Photographie à Arles. La réponse que nous avions apportée à l’époque (images à l’appui) n’a rien perdu de son actualité. Le flou ne libère pas seulement la photographie de l’idéologie du « nettisme », elle rompt avec l’omniprésente référence au passé et positionne ses images et sa pratique dans un autre rapport à l’espace et à la durée.

1) « Du net, rien que du net »

L’acte de naissance officiel de la photographie, à savoir le célèbre discours par lequel Arago fait don de cette découverte au monde, exalte son pouvoir de reproduire avec netteté le moindre détail de ce qui se trouve devant l’objectif. La médecine, la police et la justice ne tardèrent pas s’y engouffrer. La photographie fut appelée à étayer les diagnostics, à traquer les coupables et à rendre les lieux du crime présents dans le prétoire par images interposées. « Du net, rien que du net », voilà ce que le XIX° et le XX° siècle ont réclamé à l’image photographique. Et pas seulement à elle ! Car à cette époque, le net était globalement jugé « bon » et le flou suspect. Le modernisme triomphant imposait partout l’idée que le net était préférable au flou. D’ailleurs, le travail de la civilisation est bien souvent identifié dans notre culture avec la possibilité de faire des distinctions de plus en plus nettes et de donner des définitions de moins en moins floues des phénomènes étudiés. Quand on parle de « flou artistique » au sujet d’une proposition, c’est une manière de faire allusion à son imprécision et à son amateurisme, bref de la déprécier. Le net rassure, il semble le socle solide sur lequel bâtir des édifices durables. C’est pourquoi plus les gens sont angoissés de perdre leurs repères sécurisants, notamment professionnels et familiaux, et plus ils ont envie de photographies nettes !

Il n’est guère étonnant dans ces conditions que la photographie floue ait d’abord trouvé refuge dans deux domaines marginaux : l’imitation esthétisante de la peinture et les recherches sur les phénomènes paranormaux. Dans le premier cas, le flou devenait « artistique », et dans le second, il s’accordait à merveille avec le caractère évanescent des spectres et autres ectoplasmes.
Aujourd’hui, les certitudes qui ont alimenté aussi bien les dictatures que les révolutions du ??e siècle sont terminées. Du coup, deux réactions opposées se font jour : d’un côté, le repli crispé qui tente de croire (et de faire croire) que la restauration du vieux monde serait possible ; et de l’autre, une tendance de plus en plus forte, notamment chez les jeunes, à accepter l’idée que le monde serait imprévisible. Le flottement est accepté par un nombre grandissant de gens, qu’il s’agisse des identités familiales et de couple, ou de la mouvance professionnelle et sociale. Et ces changements contribuent certainement à rendre la photographie floue mieux acceptée, voire recherchée. Son spectateur est aujourd’hui autant sensible aux valeurs du flou qu’à ses insuffisances.

2) Vive le flou

Tout d’abord, le flou nous invite à penser l’image non plus dans son rapport au passé, mais à l’avenir, même si celui-ci a déjà eu lieu – c’est alors un futur antérieur ! Alors que la photographie nette prétend témoigner d’un « ça a été », la photographie floue accompagne la découverte surprise du monde, toujours différent de ce que nous avions pu en imaginer ou en voir. Elle exalte ce qui se dévoile là où la photographie nette pleure ce qui n’est plus. S’il est vrai que la photographie nette suspend le temps, la photographie floue, elle, le surprend, et nous assure de trouver le monde toujours différent, c’est à dire toujours disponible à nos nouveaux désirs sur lui.

La seconde particularité de l’image floue concerne le rapport à l’espace, et plus précisément à l’espace du corps dans l’acte de photographier. L’image peut être floue parce que l’objet ou le photographe était en mouvement, parce que la vitesse ou l’ouverture étaient mal réglées, mais aussi parce qu’au moment d’appuyer sur le déclencheur, le preneur d’images a légèrement tremblé sous l’effet de l’émotion. Cette dernière forme de flou est incontestablement la plus émouvante et le tremblement dont une image témoigne a souvent le pouvoir de nous troubler. Même s’il est fabriqué, nous ne pouvons pas nous empêcher de l’interpréter comme un reflet de l’émotion du photographe…

Il existe bien entendu d’autres manières encore de fabriquer une image non nette. Depuis les pictorialistes qui, dans la seconde moitié du XIXème siècle, voilaient leur objectif d’une gaze légère, jusqu’aux transformations assistées par ordinateur, toutes les techniques ont été utilisées pour y parvenir : coulures, raclures, tâches et caches au moment du tirage, etc. Mais quelle que soit la sophistication de ces moyens, ils ont un point commun : le résultat est souvent ressenti comme le témoignage d’une spontanéité. L’image floue nous parle d’émotions, de sensations et de mouvements, autrement dit du corps qui accompagne toute création d’images. Et elle donne également à son spectateur un équivalent de sa perception du monde : nous ne voyons pas toujours bien ce qui est devant nous lorsque cela déroute nos repères, sans compter les moments où notre regard est brouillé par les larmes ou l’émotion…

3) Deux formes de relations au monde

Le désir de l’être humain de fabriquer des images apparaît ainsi partagé entre deux aspirations opposées et complémentaires. L’une pose l’espace en territoire à conquérir et la durée en menace à maîtriser. Elle prétend arrêter le défilement du monde et se fait en cela l’écho du philosophe Ovide pour lequel « tout vif est promis à la mort proche ». C’est le règne de l’image nette.
A l’inverse, la photographie floue renonce à transmettre une information précise sur un personnage ou un paysage et privilégie plutôt la sensation et de la reconstruction, par le spectateur, de ce qui n’est qu’en partie visible. Elle est en cela « empathique » et ouvre la vision à la dimension trouble du corps et du temps. Elle est à la fois sensation, émotion et impulsion d’acte, image et questionnement sur l’image. Elle nous rappelle que voir, c’est toujours voir avec notre corps, et à partir de lui. En nous invitant à accompagner le mouvement permanent du monde, elle fait écho aux célèbres propos d’Epicure selon lequel « rien ne meurt, tout se transforme ». Ce n’est pas un hasard si ce message est aujourd’hui relayé, dans les nouvelles générations, par les films – souvent flous – faits au téléphone mobile. Quand on rêve d’arrêter un monde qui semble aller trop vite, on fait des photographies nettes. Quand on a compris que ce mouvement est condamné à nous échapper sans cesse, on l’accompagne en faisant de la photographie floue… ou du cinéma.