Guérir en se racontant – Une conception narrative de l’identité

par | 2015 | 2015, Chronique de Cinéma

Guérir en se racontant

Une conception narrative de l’identité

 

 

Rares sont les auteurs qui ont parlé des héros sans histoire, ceux dont les journaux ne parlent jamais, mais qui accomplissent, jour après jour, des tâches indispensables, ingrates et méconnues. Et plus rares encore sont ceux qui sont parvenus à en montrer la grandeur, sans sensiblerie ni démagogie. Philippe Faucon est de ceux-là. Avec Fatima, son dernier film librement inspirée des mémoires de Fatima Etayoub, Prières à la lune,  il nous propose une « tranche de vie » dans le parcours ordinaire d’une femme de ménage d’origine algérienne. Elle est victime d’un accident du travail. Mais un accident n’arrive jamais par hasard.

 

  1. Un accident n’arrive jamais par hasard

Fatima est âgée de 40 à 50 ans. Elle vit et travaille dans l’agglomération lyonnaise. Depuis que son mari l’a quittée pour une autre, elle élève seule ses deux filles, Nesrine (jouée par Zita Hanrot) et Souad (jouée par Kenza Noah Aïche). Nesrine veut s’inscrire en première année de médecine. Pour soutenir ce projet, Fatima décide d’ajouter à son travail de femme de ménage chez des particuliers un emploi dans une société de nettoyage. Mais sa nouvelle situation lui vaut le mépris de Souad, sa fille cadette. L’adolescente traite sa mère de « cave » et de « torchon », tout juste bonne à se laisser exploiter. Bientôt, les voisines de Fatima lui manifestent leur jalousie. Que Nesrine aille à l’université et prétende faire des études médicales leur fait sans doute craindre que mère et fille les méprisent. Enfin, du côté de Souad, rien ne va non plus. L’adolescente entre dans la révolte. Fatima se rend à une réunion d’information scolaire sur son orientation ultérieure. Afin d’être à l’heure à ce rendez-vous, elle doit quitter son travail un peu plus tôt que d’habitude et cherche sa supérieure hiérarchique pour la prévenir. Constatant qu’elle n’est pas là, Fatima termine son travail un quart d’heure plus tôt. Le lendemain, cette responsable lui reproche durement son départ anticipé. Quelques jours plus tard, Fatima tombe dans l’escalier qu’elle emprunte régulièrement pour faire le ménage.

 

  1. Le « rêve de bonne fin »

Commence alors un long parcours médical. Après cinq mois d’arrêt de travail, elle souffre toujours. Au lieu de lui opposer qu’elle « doit reprendre le travail » « parce qu’elle est guérie », son médecin l’envoie vers une collègue habituée de ce genre de souffrances médicalement inexplicables, et parlant l’arabe.

Fatima lui explique qu’elle a d’abord fait le même cauchemar toutes les nuits qui ont suivi son accident. Qu’une personne traumatisée rêve à la situation traumatique est habituelle. Il n’avait pas échappé au psychanalyste Sandor Ferenczi que cela contredisait la célèbre théorie de Freud selon laquelle le rêve serait un accomplissement de désir. C’est pourquoi il en avait proposé un correctif en affirmant que « tout rêve est une tentative d’accomplissement de désir ». Autrement dit, le rêve qui suit le traumatisme répète d’abord les conditions de celui-ci, mais son scénario s’éloigne souvent peu à peu du traumatisme initial pour permettre l’apparition de ce que les psychiatres américains ont appelé dans les années 1950 « le rêve de bonne fin » (happy ending dream). Par exemple, le pilote de guerre qui a dû s’éjecter de son avion en flamme rêve d’une situation de moins en moins dramatique jusqu’à rêver finalement qu’il parvient à se poser sur un étang au milieu des canards. Tout se passe comme si le rêve avait pu substituer une représentation rassurante à une situation traumatisante à partir des éléments de départ fournis par celle-ci. Mais Fatima ne parvient pas à cet heureux dénouement. Sa situation ne relève pas d’un traumatisme isolé, qui plus est valorisé par la société, mais d’un épisode obscur de sa vie. Le jour où le cauchemar répétitif disparaît, c’est pour laisser place à une douleur invalidante.

 

  1. Se raconter pour guérir

Le médecin engage Fatima à raconter comment ses douleurs sont apparues. Elle l’invite à s’éloigner du présent de sa maladie, tel que peuvent l’objectiver une radiographie ou une IRM, pour entrer dans une histoire. Cette approche, qui est celle de la psychanalyse depuis ses origines, a trouvé récemment une nouvelle formulation sous le nom de « thérapie narrative ». Les deux ont en commun ce qu’on pourrait appeler une conception littéraire de l’identité.

Michaël White, qui a inventé avec David Epston ce concept dans les années 1980-1990, partage avec les théoriciens des thérapies brèves issues de la psychanalyse une conception de la vie psychique envisagée comme une auto-narration permanente. Dans les deux cas, il s’agit de considérer la souffrance, psychique ou somatique – en particulier lorsque toute cause objectivable en est écartée -, comme le résultat d’une auto-narration bloquante et douloureuse. La relation d’aide est centrée sur le respect et le non-jugement. L’objectif est de permettre au patient de se dégager d’une représentation de soi marquée par la dévalorisation et la culpabilité, et de s’engager dans la construction d’un scénario de vie alternatif, valorisant et évolutif.

Sur ce chemin, le thérapeute aide d’abord le patient à identifier ses réactions émotionnelles et comportementales vis-à-vis des histoires qu’il se raconte. Ce n’est pas seulement ce qu’il dit de sa vie qui importe, mais la façon dont il en parle. Pouvoir se raconter avec des émotions adaptées et nuancées est le meilleur indicateur du recul que quelqu’un a pris par rapport à son histoire. Cette approche valorise la conscience des émotions associées aux épisodes problématiques de l’existence – notamment la honte, la culpabilité et la colère -, et le recueil des informations permettant à un patient d’accéder à une nouvelle compréhension des événements importants de son histoire. Cet accompagnement vise notamment à le rendre curieux d’aspects de sa propre vie jusque-là sous-estimés, et/ou de réactions émotionnelles qu’il s’est caché à lui-même. Enfin, ces thérapies encouragent l’écriture de soi comme moyen privilégié de reformulation de ses scénarios de vie personnels.

 

  1. L’écriture de soi

Dans le film de Philippe Faucon, Fatima écrit d’autant plus facilement qu’elle a déjà pour habitude de noter ses pensées dans un cahier. Mais, encouragée par sa thérapeute, elle va peu à peu confier au papier ses blessures secrètes. Cette écriture de soi participe d’autant mieux à une réappropriation d’elle-même qu’elle peut lire ses textes à haute voix à son thérapeute, qui comprend l’arabe. Cette double confrontation aux mots et à leur partage permet à Fatima de porter un regard nouveau non seulement sur son accident, mais aussi sur ses relations avec ses deux filles, ses rapports aux autres et sa place dans la société. Elle commence à croire en elle-même, à surmonter son sentiment d’humiliation et de peur. Elle s’affirme à la fois femme d’origine arabe et citoyenne française.

Le texte qu’on la voit lire dans le film ne parle d’ailleurs ni de ses préoccupations pour ses deux filles, ni de ses difficultés professionnelles. Ce texte ne la concerne pas seulement elle, mais l’ensemble des femmes de ménage issues de l’immigration, qu’elle désigne sous le nom générique de « Fatima ». Son prénom, qui est aussi celui de la fille du prophète, est en effet très répandu parmi les femmes de la communauté musulmane. Son message est simple. Que serait le monde sans toutes les « Fatima », autrement dit tou(te)s les employé(e)s de maison dévalorisé(e)s et souvent méprisé(e)s qui consacrent l’essentiel de leur énergie à résoudre les problèmes organisationnels des autres avant de pouvoir, s’il leur reste du temps, résoudre les leurs ? La vie quotidienne des milieux sociaux les plus aisés est en effet débarrassée d’une quantité considérable de choix pratiques qui sont réalisés par d’autres. Si le confort de base de chacun reste celui de la satisfaction élémentaire des besoins en termes de logement, de nourriture et d’éducation, une nouvelle strate s’y est ajoutée : celui de ne pas avoir à se consacrer aux mille décisions concrètes de la vie quotidienne. Cette possibilité de ne pas être obligé de choisir quand et comment laver et ranger le linge, nettoyer les étagères, vider la poubelle, etc. est socialement distribué. Pour ceux qui en bénéficient, il constitue une ressource qui leur semble parfois relever de la même évidence que l’eau ou l’électricité qu’ils consomment. Mais comme celles-ci, il s’agit en réalité d’un luxe. Le film de Philippe Faucon n’attire pas seulement notre attention sur les difficultés particulières à toute une frange de population issue de l’immigration, il nous pointe aussi l’importance prise dans nos vies par les métiers de service à domicile. Par son texte, son héroïne inscrit donc son histoire personnelle dans une histoire collective, lui donne un sens et retrouve sa dignité tout en rendant la leur à toutes les Fatima du monde.

 

Bibliographie

Morgan A. (2015). Qu’est ce que l’approche narrative ?, Paris, Dunod.

White M. (2003). Les moyens narratifs au service de la thérapie, Saint-Jans-Molenbeek, Ed. Satas.