Boris Cyrulnik et Tim Guénard : résilience et perversité

par | 22 octobre 2023 | Actualités, Blog, Éthique, Résilience, traumatismes, Violence

« Plus fort que la haine ». C’est sous ce titre que Tim Guénard raconte en 1999 son parcours dans un livre paru aux Presses de la Renaissance. Il y raconte son destin d’enfant martyrisé par une mère qui l’attachait à un poteau, battu par un père alcoolique, recueilli à 7 ans par les services sociaux, et qui, après des années de délinquance, devient éducateur, père de famille, et s’impose comme la preuve vivante de la capacité de surmonter des traumatismes gravissimes et de développer des qualités de générosité et d’altruisme qui suscitent l’admiration.  Il devient, selon la présentation de son livre suivant « Tagueurs d’espérance », un « être accompli, aimé et admiré de tous ».  C’est cet homme qui est aujourd’hui mis en examen pour viol et agression sexuelle sur une fidèle de l’Eglise[1]. L’événement est rapproché du fait que sa conversion au catholicisme, dans les années 1970, a correspondu à sa rencontre avec Jean Vanier et le prêtre dominicain Thomas Philippe, tous deux fondateurs de l’Arche et mis en cause pour des abus sexuels à répétition accompagnés d’un discours mystico-religieux destiné à obtenir le silence des victimes[2].

Mais revenons au début. En 1999, son livre vendu à plus de 220.000 exemplaires attire évidemment l’attention des tenants de la psychologie positive et du développement personnel. C’est aussi l’époque où Boris Cyrulnik commence à parler en France de résilience. Il préface d’ailleurs « Tagueurs d’espérance » paru en 2003, et présente son auteur comme exemplaire d’un parcours de résilience réussie. Jean-François Marmion[3] rapproche d’ailleurs l’histoire des deux hommes pour y voir la preuve de la résilience envisagée comme la capacité de réussir contre toute attente une vie professionnelle et surtout personnelle. La définition qu’il adopte implicitement du mot est celle donnée dans les années 1960 par Emmy Werner, parfois considérée comme la « mère » de la résilience : la capacité qu’ont des enfants ayant eu une existence particulièrement difficile de se construire une vie considérée comme bonne selon les critères américains, c’est-à-dire avoir une famille et un métier. Mais la résilience selon Boris Cyrulnik est différente. Alors qu’aux Etats Unis, le mot recouvre encore un large éventail de définitions qui tentent de s’accorder scientifiquement sur la place à lui donner dans les traumatismes mineurs, les stress et ses rapports à la perversité, Boris Cyrulnik en fabrique une adaptée à son parcours de vie et devient rapidement le héros de sa propre théorie. Sa personnalité exceptionnelle lui a permis de traverser des traumatismes gravissimes, alors le mot de résilience devient la possibilité de se dégager de traumatismes graves et les stress chroniques sont sortis de sa définition. Ensuite, il en exclut les pervers car elle devient sous sa plume une vertu morale : belle et bonne[4]. Enfin, alors que le mot de résilience est associé dans d’autres pays au fait de pouvoir à la fois résister à un traumatisme, le dépasser, et se préparer à des traumatismes ultérieurs, ce qui, convenons-en, est déjà beaucoup, il le centre sur le fait de se reconstruire une vie meilleure : c’est le « merveilleux malheur » qui ferait du traumatisme le point de départ d’une vie plus réussie. Il est bien évident que c’est ce que souhaitent penser tous ceux qui ont vécu un traumatisme gravissime, mais de là à présenter ce fantasme consolateur comme une réalité, il y a un grand pas à franchir…

En même temps, comme une hirondelle seule ne fait pas le printemps, il était important à cet auteur de pouvoir pousser en avant d’autres « héros de la résilience » que lui de façon à construire dans l’opinion autant de « preuves » que la théorie était exacte. C’est ainsi que Tim Guénard fut embarqué avec quelques autres et que son parcours fut présenté comme exemplaire d’une résilience réussie.

Ce qui est découvert aujourd’hui de Tim Guénard est donc d’autant plus bouleversant que Boris Cyrulnik a défendu l’idée que les pervers devaient être sortis du champ de la résilience. Tim Guénard est résilient, n’en doutons pas, et les informations réunies sur lui semblent bien montrer qu’il est aussi pervers ! Mais cette association ne devrait pas nous étonner si on considère qu’un grand nombre de nazis manifestement pervers qui avaient été victime de sévices graves dans leur enfance se sont très bien insérés après la guerre, y compris en Allemagne, certains bénéficiant même d’une reconnaissance publique après leur mort. En outre, à la même époque, l’opinion américaine était plus réaliste. En témoigne ce qu’écrivait Tim Jeal il y a quarante ans au sujet du célèbre explorateur Livingstone : « Il était intolérant, étroit et arrogant. Il était aussi déterminé, courageux et résilient. Prises ensemble, ces caractéristiques ne le rendaient pas aimable, mais, à considérer le début de sa vie, il eût été étrange qu’il émerge comme un jeune homme poli, aimable et ouvert » [5]. L’enfance du jeune Livingstone a en effet été particulièrement effroyable et nous ne pouvons douter ni de sa capacité à avoir résisté aux traumatismes qu’il a subis, ni de celle de s’être reconstitué après eux. En revanche, ce « résilient » qui s’était reconstruit en devenant « intolérant, étroit et arrogant » contraste singulièrement avec l’image donnée en France de la résilience sous l’influence de la psychologie positive !

On peut donc se demander si le neuropsychiatre et théoricien de la capacité de se reconstruire après un traumatisme en évitant les chemins de la perversité ne se serait pas trompé deux fois : en sortant la perversité du champ de la résilience pour faire de celle-ci une vertu morale, et en faisant d’un homme manifestement pervers un héros du dépassement des traumatismes et de l’abnégation au service de causes humanistes.

Bien sûr, un corbeau ne fait pas l’automne pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps, et l’histoire de Tim Guénard ne veut pas dire que la résilience individuelle n’existe pas. Mais elle montre qu’il est impossible de la définir puisque celui que sa double qualité de neuro psychiatre et de vulgarisateur du mot préparait mieux que personne à la distinguer s’est laissé abuser. C’est d’ailleurs pourquoi, en 2007, dans mon ouvrage sur la résilience, j’insiste sur le fait qu’il nous faut repenser le concept du point de vue social. On pourrait aussi évoquer la théorie des capabilités de Martha Nussbaum. Ce qui importe, c’est la rencontre possible entre des compétences et un environnement social qui permet qu’elles se manifestent. Chaque contexte social de vie contribue à construire le sens partagé d’une capabilité, ce qui conduit Martha Nussbaum à dénoncer les souffrances et les injustices dans un contexte institutionnel ou social donné.

Or nous sommes actuellement confrontés à deux problèmes majeurs.

Le premier est que la résilience individuelle est très peu possible aujourd’hui dans les sociétés occidentales car des forces nombreuses et puissantes s’y opposent[6]. Il en résulte qu’un nombre minuscule de personne dépasse les traumatismes graves qu’elles ont subis : les témoignages des victimes d’agressions sexuelles et d’inceste sont accablants. Nous sommes bien loin du message largement médiatisé dans les années 2000 selon lequel nous pourrions tous nous en sortir grâce à la résilience !

Le second problème est que la résilience comme qualité individuelle est en même temps partout exaltée par l’idéologie néo libérale qui en a besoin pour faire peser sur les épaules de ceux qui sont broyées par la machine économique la responsabilité de ne pas être capable de faire face aux changements et aux traumatismes qui les accompagnent. Ils seraient implicitement responsables de ne pas avoir suffisamment travaillé leurs capacités de résilience personnelle à l’aide des nombreux manuels de développement disponibles sur le marché !

La réalité est hélas plus sombre : non seulement le collectif rend inopérantes dans beaucoup de situations les capacités de reconstruction de soi, mais il peut même les détruire, notamment par le déni, comme l’ont montré ceux couvrant la pédophilie dans l’église et l’inceste dans les familles[7].

Alors, que penser de la fameuse résilience ? Que la recherche a heureusement fait évoluer sa définition ! Elle est maintenant envisagée de façon collective et non plus individuelle, les stress chroniques y ont leur place, elle associe à la fois la capacité de se préparer aux traumatismes, de leur résister et de les dépasser dans une vie sinon meilleure, au moins mieux adaptée. Et elle inclut la lutte contre les inégalités sociales qui fragilisent à la fois les individus et les sociétés, ce qui a pour conséquence de chercher à donner une vie meilleure aux gens, y compris les plus pauvres et les plus vulnérables, dans les moments sans crise comme dans les moments de crise. Il n’y a pas de résilience individuelle, seulement une aptitude, et encore moins de « vraies » et de « fausses » résiliences. Il n’y a que des co-résiliences[8]. Et celles-ci s’exercent autant pour le meilleur, l’extraordinaire ingéniosité dans la survie, que pour le pire, l’extrême cruauté.

[1] https://www.leparisien.fr/faits-divers/cest-dieu-qui-veut-te-guerir-la-derive-perverse-de-tim-guenard-le-jean-valjean-des-cathos-15-10-2023-3DDYWGF7Z5DCNMIUHBO656A7UE.php

[2] https://fr.aleteia.org/2023/01/30/abus-sexuels-de-nouvelles-revelations-sur-jean-vanier/, et Tangi Cavalin (2023). L’Affaire. Les dominicains face au scandale des frères Philippe. Cerf.

[3] Jean-François Marmion, Qu’est-ce que la résilience ? Sciences Humaines 2008/6 (N° 194) page 16.

[4] Tisseron, S. (2007). La Résilience. PUF (2021).

[5] Jeal T., Livingstone (1971), Eastbourne, Book Club Associates, Éd. Robert Kirkman, 1973.

[6] Tisseron, S. (2010). L’Empathie au cœur du jeu social. Albin Michel.

[7] Tisseron, S. (2022). Le Déni. Albin Michel.

[8] Tisseron, S. (2007). Op. cit.