Le piège de l’addiction aux jeux vidéo

par | 7 janvier 2018 | Addiction, Adolescence, Blog, Éducation

La nouvelle ne réjouira hélas que les laboratoires pharmaceutiques et ceux qui sont assez naïfs pour ne pas comprendre ce qui va maintenant se passer. Depuis plus de 10 ans, la question de ranger les pathologies liées à la pratique excessive du jeu vidéo divise les spécialistes. Mais jusqu’à maintenant, les arguments en faveur de ne pas ranger ces pathologies dans la catégorie des addictions avaient prévalu. En fait, tout dépend des arguments employés.

Un problème de définition

Si on considère que l’existence d’un syndrome de sevrage physiologique et d’un risque majeur de rechute sont des éléments déterminants dans l’addiction, le jeu vidéo n’en fait à l’évidence pas partie. Plusieurs études ont en outre montré qu’il n’existe aucune corrélation entre le fait de jouer beaucoup au jeu vidéo à l’adolescence et le fait d’y jouer à l’âge adulte, et cet argument est apparu suffisamment solide pour qu’en France, l’Académie de médecine en 2012, puis l’Académie des sciences en 2013, se prononcent contre l’existence d’une addiction aux jeux vidéo avant 18 ans.

Mais si on considère que l’élément déterminant consiste dans la difficulté de certains joueurs à limiter leur consommation, et dans la priorité donnée aux jeux sur d’autres activités, il est en effet acceptable de ranger certains joueurs de jeu vidéo dans la catégorie de malades souffrants d’une addiction.

Or c’est la seconde définition qui a prévalu pour l’OMS. Mais pourquoi donc les critères auraient-ils soudain changés ? La réponse est hélas simple : parce que les laboratoires pharmaceutiques pensent avoir mis au point des molécules spécialement ciblées sur les dépressions adolescentes avec comportements compulsifs, ce qui est évidemment le cas chez les joueurs qui vivent le jeu vidéo comme une activité qui laisserait leur vie vide si on les en privait. Tout va dépendre maintenant de la façon dont plusieurs distinctions importantes vont être ou non prises en compte. Car la catégorie de « gaming disorder » créée par l’OMS ne prend pas tous les paramètres en compte, et si on ne s’empresse pas de le faire, le rouleau compresseur de la prescription chimiothérapique risque de se mettre en route.

Addiction ne veut pas dire addictogène

La première distinction concerne la différence entre une activité jugée addictive (ici la pratique du jeu vidéo), c’est-à-dire susceptible de provoquer une addiction, et une activité susceptible d’être développée sur un modèle addictif, mais sans que l’activité elle-même puisse être qualifiée d’addictogène. En effet, il a été montré que les personnes qui ont perdu le contrôle des impulsions, que ce soit sous l’effet d’un trouble mental ou de l’abus de substances toxiques, au premier rang desquels le tabac, peuvent développer diverses addictions à des produits ou à des objets qui ne sont pas réputés addictogènes. A défaut d’une telle distinction, il est à craindre que de nombreux parents s’inquiètent que leur enfant qui joue beaucoup – et pas forcément trop – développe une addiction.

Enfants et adultes, deux situations bien différentes

La seconde distinction qui va devoir être prise en compte concerne la différence entre les enfants et les adultes. Vont-ils être considérés de la même façon, ou non ? Plusieurs arguments plaident en faveur de distinguer l’abus des jeu vidéo dans l’enfance et l’abus des jeu vidéo à l’âge adulte. En effet, si on définit l’addiction comme l’incapacité de contrôler ses impulsions, il est important de prendre en compte le fait que les bases neurologiques du contrôle des impulsions s’établissent à la fin de l’adolescence. L’adolescent a une difficulté physiologique à s’empêcher de faire ce qui lui fait plaisir, même s’il sait que c’est problématique pour lui. Ainsi certains ne quittent pas leur console au risque de voir leurs résultats scolaires chuter. Puis, le plus souvent vers 16 17 ans et au plus tard à 25 ans, la maturation cérébrale achevée permet aux jeunes adultes de contrôler leurs impulsions et de limiter leur consommation.

Tous les médecins, psychologues et psychiatres savent bien que les demandes des parents concernant leurs enfants joueurs sont intarissables. Jusqu’à maintenant, ces spécialistes étaient invités à répondre aux parents à exercer leur autorité parentale et à limiter l’accès aux écrans de leurs rejetons. Ça ne marchait pas si mal, et la preuve en est qu’il existe des adolescentes joueurs excessifs depuis que les jeux vidéo ont été inventés, mais qu’il n’y a pas pour autant d’épidémie de joueurs adultes pathologiques.Les thérapeutes qui promettent de guérir les adolescents joueurs excessifs grâce à une psychothérapie de deux ou trois ans sont pratiquement certains de gagner à tous les coûts ! Il faut donc espérer que le diagnostic «  gaming disorder » ne concerne que les adultes et pas les enfants.

Se soucier des causes et pas seulement des conséquences

Un troisième élément à prendre en compte a été largement démontré par la pratique clinique depuis plus de 10 ans. Les joueurs excessifs sont très souvent dans un comportement de fuite par rapport à des problèmes qu’ils n’envisagent pas de pouvoir affronter. Aujourd’hui, cet élément est largement pris en compte par les psychothérapeutes. Mais si le diagnostic d’addiction venait à être confirmé, la tentation serait grande de ne pas chercher à comprendre de quelle fuite il s’agit. Certains répondront qu’il en est exactement de même pour le fait de basculer dans l’alcoolisme, par exemple à la suite d’un licenciement ou d’une déception affective. Mais les psychothérapeutes savent bien que lorsqu’une personne a sombré dans l’alcoolisme après une déception affective, son alcoolisme n’est pas guéri pour autant lorsqu’elle retrouve un nouveau partenaire. Alors qu’il est au contraire bien habituel que celui qui a sombré dans le jeu vidéo pathologique à la suite d’une déception affective cesse de jouer au moment où il trouve un nouveau partenaire.

Des distinctions écrasées par la chimiothérapie

Si ces trois repères ne sont pas rappelés, nos enfants risquent vite d’être écrasées par la prescription chimiothérapique. Car faire entrer le jeu vidéo pathologique dans la catégorie des addictions ne va évidemment pas démultiplier pour autant le nombre de psychologues, de généralistes, et de psychiatres susceptibles de s’en occuper. En revanche, les laboratoires pharmaceutiques auront tôt fait de convaincre les médecins généralistes qu’une réponse simple peut leur permettre de rassurer rapidement les parents qui amènent leur enfant joueur de jeu vidéo en consultation, pour ne pas dire se débarrasser d’eux : une prescription médicamenteuse remboursée par la sécurité sociale au titre d’une maladie reconnue. Dans moins de cinq ans, nous risquons d’assister à un scandale semblable à celui de la prescription de Ritaline, et pas seulement aux Etats Unis. Certains de ceux qui se réjouissent aujourd’hui de la création du «  gaming disorder » le regretteront sans doute. Il sera trop tard.