Au moment où il est beaucoup question de développer le numérique dans le cadre scolaire, il est bon de s’interroger sur les attentes des différents acteurs engagés dans ce processus, autrement dit sur les imaginaires du numérique.
Car nous parlons bien ici d’imaginaire et pas de fantasmes. Le fantasme implique en effet toujours une représentation du sujet dans un scénario organisé par son propre désir. L’imaginaire intègre cette dimension des fantasmes propres à chacun, mais il s’en démarque dans la mesure où l’imaginaire est appelé à générer du symbolique qui s’inscrit dans le réel, alors que le fantasme peut également mettre en scène un accomplissement magique qui détourne de la réalité. Autrement dit, l’imaginaire se nourrit des fantasmes individuels, mais il existe des fantasmes qui ne nourrissent pas l’imaginaire, et l’imaginaire se nourrit d’autres sources que du fantasme .
Tous les acteurs du domaine éducatif sont évidemment impliqués dans cet imaginaire : les enseignants et les pédagogues, les familles, les élèves et les politiques.
Pour les pédagogues et les enseignants
Les technologies numériques sont synonymes d’une extrême individualisation des individus et de ce qui leur est proposé : les GAFAM ont notamment créé un double numérique de chacun d’entre nous qui leur permet de nous proposer des informations et des publicités ciblées, au risque d’enfermer chacun dans une « bulle ».
Dans le domaine des apprentissages, cet imaginaire est celui d’un enseignement exactement ciblé sur les caractéristiques de chacun. Cet imaginaire concerne évidemment d’abord les élèves en situation de handicap. Il s’agit des handicaps sensori-moteurs dont certains peuvent être compensés par un logiciel de traitement vocal ; des handicaps cognitifs dans la mesure où le numérique permet de mobiliser plus activement des formes d’intelligence non verbales à partir de schémas, de couleurs et de présentation simplifiée ; et même de handicaps relationnels comme le montre l’utilisation du logiciel « je stimule » susceptible de favoriser chez les enfants autistes la reconnaissance de la signification émotionnelle des mimiques et des postures.
Mais cet imaginaire s’étend aussi aux enfants ne présentant pas de handicap particulier, avec l’idée que des logiciels adaptés pourraient à la fois connaître exactement l’état de leurs connaissances, leurs faiblesses mais aussi leurs atouts, et pourraient donc leur proposer des formes d’apprentissage extrêmement personnalisé, en quelque sorte « à la carte ».
Cette conception de l’apprentissage s’oppose évidemment à une autre qui voit dans le processus d’appropriation et de subjectivation l’essentiel de la logique de l’enseignement. Il ne s’agit pas seulement d’acquérir des connaissances, mais d’enrichir grâce à elles ses processus de pensée à travers le développement de la capacité de classer et organiser des informations, et de développer l’esprit critique.
Il en résulte deux conflits : un premier entre ceux qui pensent que l’ordinateur n’a pas sa place à l’école et ceux qui pensent qu’il y a sa place ; et parmi ceux-ci, entre ceux qui pensent que les machines pourraient remplacer les enseignants et ceux pour qui elles devraient les aider à faire mieux et plus vite ce qu’ils faisaient jusque là sans elles.
Pour les familles
Le développement du numérique s’est accompagné dans beaucoup de familles de l’idée que les enfants n’auraient pas besoin d’y être éduqués car ils auraient grandi avec. Cette idée, poussée en avant par quelques démagogues, a hélas contribué à favoriser un dessaisissement éducatif, beaucoup de parents renonçant à surveiller les activités numériques de leurs enfants sous prétexte qu’ils s’y débrouillaient très bien tout seuls .
Mais l’opportunité du numérique a semblé aussi à certains parents contenir la possibilité de compenser les handicaps liés à leur situation sociale et culturelle. Cet imaginaire rejoint à la fois celui des pères fondateurs de l’Internet et les devises de la république française, liberté, égalité et fraternité : liberté de chacun dans l’utilisation des outils accessibles gratuitement en ligne, égalité de tous dans l’accès à des connaissances qui ne nécessitent plus d’acheter une encyclopédie familiale, et fraternité des enfants qui travailleraient ensemble en développant leurs compétences collaboratives à travers le numérique.
Pour les élèves
La nouvelle culture des écrans introduit six changements majeurs dans le fonctionnement des nouvelles générations : (1) les enfants y apprennent de plus en plus tôt à jouer avec plusieurs identités, (2) ils s’engagent en parallèle dans la résolution collective des tâches et la valorisation de leurs expériences les plus personnelles, (3) ils créent leurs propres images, (4) ils valorisent les apprentissages intuitifs parallèlement à l’intelligence hypothético-déductive (5), et ils établissent une relation de plus en plus intime avec les machines, (6) ils développent le goût pour le changement de tâches. Chacune de ces particularités peut être relayée par l’institution scolaire. D’autant plus qu’elles sont congruentes avec ce que nous savons aujourd’hui du corps, des sens, et des huit formes complémentaires d’intelligence dont dispose tout être humain. Mais s’agissant du numérique à l’école, l’imaginaire le plus présent chez les élèves est celui de logiciel leur permettant à terme de s’amuser en acquérant des connaissances : ce sont les fameux serious games. Ils ne marchent pas, mais nombreux sont ceux qui continuent à en rêver.
Pour le politique
Le pouvoir politique, enfin, joue sur ces différents imaginaires qu’il n’a pas créés pour mobiliser une politique de réduction des coûts à la fois dans la prise en charge des élèves et dans leur sélection, notamment avec les algorithmes de Parcours Sup. L’imaginaire privilégié est celui d’un remplacement au moins partiel de l’homme par la machine, rejoignant la logique managériale à l’œuvre derrière le développement du numérique dans le cadre des entreprises.