La construction des savoirs au défi des outils numériques

par | 3 juin 2021 | Blog, Citoyenneté, École, Éducation, Numérique

La question de la surabondance informationnelle et des moyens d’y faire face n’est pas nouvelle. L’accès à l’imprimerie, au XVIe siècle, a confronté les lettrés au même problème. Ils se sont aussi demandé comment inventer de nouvelles méthodes de traitement de l’information.
Mais l’ère numérique a créé trois situations nouvelles : tout d’abord, la quantité d’information est devenue infinie avec un accès possible en tout lieu à l’ensemble des informations disponibles ; ensuite, chacun peut se transformer en producteur de contenus pour la planète entière ; enfin, le pouvoir de hiérarchiser, classifier et organiser l’information est concentré entre les mains de quelques entreprises privées (GAFAM) dont les modes de classification et de traitement de l’information ne sont ni publics, ni discutés collectivement, et souvent obscurs. Il en a résulté des changements importants qui peuvent être compris à l’aune de trois distinctions.

La différence entre attention et concentration

L’acquisition des informations repose sur les capacités d’attention ; mais la construction des savoirs nécessite l’exercice de la concentration. Elle mobilise trois compétences exécutives : la mémoire de travail, qui permet d’enregistrer les informations les plus importantes pour chacun d’entre nous et de les garder présentes à l’esprit le temps nécessaire pour les confronter avec d’autres informations et en construire notre « feuille de route » ; le contrôle inhibiteur qui nous permet de réguler et gérer nos émotions telles que la colère, la frustration ou l’impatience ; et la flexibilité cognitive qui permet de répondre de façon appropriée aux situations que nous traversons qui, tout en étant évocatrices de situations déjà connues, peuvent nécessiter des stratégies nouvelles. La mobilisation de ces compétences réduit l’influence des biais cognitifs, à commencer par le biais de confirmation. Elles sont au fondement d’une vie intérieure et sociale riche et apaisée.

La différence entre individualisation et subjectivation

L’acquisition d’informations favorise l’individualisation, c’est-à-dire le fait qu’un individu ne soit semblable à aucun autre. Mais seule l’acquisition de savoirs évolutifs permet le processus de subjectivation. Il commence quand les informations sont classées, organisées, ordonnées, interprétées, critiquées, et surtout transformées par un individu ou un groupe pour être mise au service d’une meilleure connaissance de soi, émotionnelle et cognitive, individuelle et groupale.

La différence entre acquisition des connaissances et acquisition d’un plaisir à acquérir des connaissances

Les connaissances peuvent être acquises de deux façons : dans le déplaisir, mais alors elles sont figées ; ou dans le plaisir, et alors elles deviennent des savoirs qui sont susceptibles de constituer le socle de savoirs ultérieurs. Un dispositif d’enseignement permet l’acquisition de connaissances. Dans un processus de construction des savoirs, il est invité à s’identifier à l’enseignant, à sa curiosité et à sa créativité, dans une dynamique de controverses et de confrontation décrite initialement par Aristote (les dissoi logoi) et dont les effets favorables comme moteur d’apprentissage ont été montrés par Piaget.

Pour un numérique au service de l’appropriation des savoirs

Alors que l’acquisition des connaissances a toujours constitué le socle de la construction des savoirs, les outils numériques font donc aujourd’hui courir trois risques. Ils encouragent l’attention ponctuelle et éphémère aux dépends de la concentration sur le long terme nécessaire à la transformation des informations en savoirs ; ils favorise l’extrême individualisation des produits et des personnes tout en dissuadant la subjectivation qui nécessite le temps de la reformulation ; et ils permettent à qui le souhaitent un accroissement des compétences sans identification à la posture critique d’une personne ressource, comme le montre bien les difficultés de l’enseignement en distanciel aujourd’hui.
Ces trois problèmes ne nécessitent pas seulement une vigilance éducative et une hygiène numérique personnelle de chacun. Ils nécessitent aussi des mesures législatives, comme le RGPD en a montré la voie, et une évolution des technologies et des algorithmes. Pour être plus respectueux de l’humain, le numérique doit être moins centré sur l’information et l’individualisation de chacun, et plus accès sur les possibilités d’acquisition collaborative des savoirs au service des processus de subjectivation de chacun.
Pour nous en tenir à un seul exemple, l’intelligence artificielle et les algorithmes pourraient être utilisés non pas pour rendre l’utilisateur toujours plus captif des contenus qui lui sont proposés en exploitant scientifiquement ses biais cognitifs, mais pour identifier ces biais et mettre les utilisateurs en garde contre eux.