Ne donnons jamais aucun droit à nos robots !

par | 8 mars 2016 | Actualités, Blog, Droits, Robots

Il n’a pas fallu longtemps pour que la vidéo montrant les performances du robot bipède Atlas de Boston Dynamics, mise en ligne fin février 2016, ne suscite des commentaires indignés. Il est vrai que le protocole d’expérimentation a de quoi évoquer une scène de maltraitance. L’examinateur éloigne la caisse que doit prendre le robot juste au moment où celui-ci s’apprête à la saisir, le pousse pour le faire tomber, et pour finir le déstabilise en l’attaquant par derrière. Les protestataires se sont unis autour de l’idée que les robots méritent plus de considération. Faudrait-il alors les considérer comme des humains ? Bien qu’Atlas ait beaucoup d’humanité dans sa façon de marcher, et qu’il en aura encore plus quand il bénéficiera d’une main semblable à la nôtre, il est difficile d’ignorer les nombreuses différences qui continueront à prévaloir entre lui et les magasiniers qu’il risque bientôt de remplacer. Faudrait-il alors doter les robots d’un statut intermédiaire, ni totalement vivant, ni totalement objets ?

Où placer la ligne de partage ?

Certains y pensent, soit qu’ils formulent les choses de cette façon, soit qu’ils demandent la promulgation de lois protégeant les robots de la maltraitance, ce qui reviendrait à les considérer comme bénéficiaires de droits très supérieurs à ceux de l’ensemble des objets, et même des végétaux.
Mais gardons-nous d’un tel choix. Il y aurait un grand danger à créer parmi les objets une distinction qui passerait entre des objets auxquels seraient reconnus des droits, à commencer par celui de ne pas être maltraités, et d’autres auxquels n’en serait reconnu aucun, comme un grille-pain ou un réfrigérateur. Tout d’abord, quels critères prendrions-nous en compte pour décider de cette ligne de démarcation ? La marche ? La parole ? La capacité d’un objet d’identifier nos états d’âme et de nous répondre en simulant des émotions adaptées? Celle de s’organiser en réseau, voire en communauté ? Celle de se reproduire ? La voiture autonome se verrait-elle reconnaître des droits sous prétexte qu’elle parle, qu’elle trouve son chemin sans l’aide de son passager et qu’elle lui épargne des accidents en conduisant mieux que lui ? Ou bien cela serait-il jugé insuffisant ? Et les robots militaires sophistiqués bénéficieraient-ils des conventions de Genève, notamment du droit de ne pas être achevé sur le champ de bataille ? Chacun voit les problèmes d’un tel choix, d’autant plus que les robots évoluant très vite, il faudrait rapidement imaginer des droits supplémentaires pour les derniers modèles…

Hiérarchiser pour ne pas comprendre

Mais la difficulté à trouver un critère permettant de classer les objets en « supérieurs » et « inférieurs », pour ne pas dire en « nobles » et « roturiers », ne serait pas le seul problème rencontré sur le chemin de vouloir donner des droits aux robots. Ce serait aussi créer avec les objets une situation dont nous constatons tous les jours l’absurdité pour les animaux. Il y a d’un côté ceux qu’on appelle « de compagnie », auxquels leurs propriétaires offrent des vêtements, des jouets, des biftecks et des vacances. Et il y a de l’autre ceux qu’on appelle « de boucherie », auxquels n’est reconnu aucun droit, même pas celui de mourir sans souffrir. Mais en élevant ainsi les uns vers notre humanité, et en rabaissant les autres vers le règne minéral, nous nous empêchons de questionner notre relation au genre animal dans son intégralité et sa spécificité. Et cette séparation s’avère constituer un obstacle majeur sur la voie de comprendre à la fois les animaux et les relations que nous avons avec eux.
Vouloir créer des droits spécifiques à certains objets sous prétexte qu’ils ont une part –d’ailleurs très variable – d’autonomie nous condamnerait exactement de la même manière à ignorer la complexité des liens psychologiques et affectifs qui nous unissent à l’ensemble de nos objets, quels qu’ils soient, et cela depuis les origines de l’humanité. Bref, un tel choix serait une nouvelle manifestation du déni dans lequel notre culture s’est installée quant aux relations riches et complexes que nous entretenons avec l’ensemble de nos objets, avec pour conséquence d’ignorer une part importante de notre vie psychique.

Des objets que l’homme habite et transforme depuis les origines du monde

Car l’être humain n’a pas seulement créé des outils pour l’aider à transformer le monde. Il les a créés pour le seconder dans ses projets, leur accorder la confiance qu’il renonce parfois à donner à ses semblables, et pouvoir se confier à eux à défaut de partenaires humains. Bref, l’être humain a créé l’ensemble de ses artefacts comme des opérateurs de changement destinés à lui servir tour à tour d’esclaves, de complices, de témoin et de compagnons, et bientôt, avec les robots, de tout cela à la fois. Mais cela n’est possible que parce qu’à tout moment, nous somme capables d’utiliser les objets pour transformer le monde et nous laisser transformer par eux, mais aussi, et tout autant, de les habiter et de nous laisser habiter par eux. Nous habitons en effet nos divers artefacts avec notre corps, soit directement quand nous y logeons, comme c’est le cas avec nos maisons, nos voitures et nos vêtements, soit indirectement quand nous les utilisons pour prolonger certains de nos actions physiques, comme l’a bien montré Leroi-Gourhan. Mais n’oublions pas que nous les habitons également avec notre esprit puisque ce sont aussi nos fonctions mentales qui sont prises en relais par eux, et que nous les habitons avec nos émotions, au point parfois de les pleurer quand ils viennent à disparaître. Quant à être habité par nos objets, c’est le cas avec l’importance qu’ils ont dans nos désirs, nos attentes et nos projets, mais aussi par la place de plus en plus grande qu’ils prennent à l’intérieur même de nos corps, sous la forme de prothèses diverses et bientôt de nano robots pouvant accéder à l’intimité de nos cellules. Les pouvoirs de contenance et de transformation sont au cœur de la relation que nous établissons avec les plus simples de nos objets, exactement comme ils le seront demain avec les plus sophistiqués de nos robots. Certains pourront s’améliorer eux-mêmes, d’autres se reproduire, c’est vrai, mais gardons nous de porter sur ces capacités nouvelles un regard qui en ferait l’équivalent de nos propres possibilités d’amélioration et de reproduction. Envisageons les plutôt comme une nouvelle facette des capacités de transformation dont sont capables des objets dans lesquels l’homme a placé suffisamment d’outils simulant ses propres capacités.

A défaut de comprendre cette continuité, nous risquerions de créer entre l’ensemble de nos objets traditionnels et les robots une fracture que rien ne justifie. Avec le risque de finir par ne plus nous octroyer le droit de les débrancher. Car même lorsque les robots seront capables de simuler des émotions semblables à celles des humains, de s’organiser en société, de se perfectionner, voire de se reproduire, ils resteront en même temps des machines qu’il faudra savoir débrancher le moment venu. C’est ce que nous rappellent très opportunément de nombreuses oeuvres de science-fiction, de 2001 l’odyssée de l’espace à Real Humans en passant par Blade Runner et I robot. Et qu’on ne nous parle pas de maltraitance ! Veillons plutôt à ce qu’aucun homme ne soit jamais maltraité par un robot, pour quelque raison que ce soit ! Car le problème essentiel que va nous poser rapidement le développement des robots n’est pas celui des droits des robots, mais bien celui des droits des humains face à eux.