Les chatbots, de l’économie de l’attention à l’économie de l’émotion

par | 22 avril 2018 | Blog, Empathie, Numérique

L’économie de l’attention est aujourd’hui partout critiquée. Mais de quoi s’agit-il ? Alors que l’ancienne publicité visait à accaparer notre attention dans l’espoir que notre cerveau enregistre l’image et le nom du produit qu’elle nous propose, l’économie de l’attention nous invite à manifester d’un clic – un « like » – notre approbation pour une information ou une image. Nos réponses permettent ensuite la construction d’un profil très précis de chacun d’entre nous, utilisable tout autant pour nous proposer des produits ciblés que pour orienter nos choix citoyens et politiques. Le Big Data (les données recueillis en grand nombre) nourrit ainsi le Deep Learning (les logiciels les plus performants) pour créer une fantastique machine à influencer chacun à son insu, comme le montre le récent scandale de Cambridge analytica.

Haro sur l’économie de l’attention

Et ce n’est pas tout. Cette économie de l’attention est aussi rendue responsable du défaut de concentration des adolescents, voire d’une détérioration de leur santé mentale. La pratique assidue des réseaux sociaux les détournerait du désir de communiquer en présence physique et détruirait les bases du lien social[1]. Partout la question est posée. Comment retrouver les valeurs d’une attention de longue durée, qui soit motivée par une relation riche et ne soit pas limitée à des interactions réduites à un clic ? De plus en plus d’entre nous apportent à cette question une réponse personnelle :  il nous faut prendre plus de recul par rapport à nos outils numériques, autrement dit apprendre à nous en passer autant qu’à nous en servir[2]. Mais une autre réponse, technologique celle-là, est en préparation. Elle vise à remplacer l’économie de l’attention par l’économie de l’émotion.

Vous n’avez encore rien vu… ni entendu

Parler de soi fait plaisir, et c’est même le ressort d’un bon usage des réseaux sociaux. Mais comment en conserver cette partie « noble » tout en se débarrassant de leur part maudite, les interactions réduites au modèle stimulus-réponse, accusées d’épuiser l’attention et d’éloigner de la vie et d’eux-mêmes ceux qui s’y livrent ?

Tous les géants de la Silicon Valley, Amazon, Google, Apple, et bien entendu Facebook, y réfléchissent. Et leur réponse semble être d’investir massivement dans la mise au point d’assistants vocaux susceptibles de nous permettre d’interagir avec eux exactement comme avec un être humain. Ces logiciels, dont Siri et Cortona sont les prototypes, pourront demain non seulement répondre à nos questions pratiques, mais aussi tenir de véritables conversations personnalisées avec chacun d’entre nous. Ils utiliseront pour cela l’ensemble de nos données disponibles sur la toile et deviendront évidemment de plus en plus performants au fur et à mesure de nos confidences ! À l’attention morcelée suscitée aujourd’hui chez les utilisateurs du Net, et plus encore chez les adeptes des réseaux sociaux, va donc se substituer une relation nouvelle de l’homme à ses technologies numériques : de longues conversations, suscitant un éventail d’émotions large et varié, nourri par l’illusion d’une présence réelle, attentive et chaleureuse.

Deux modèles économiques pour maximiser les profits

Alors que l’économie de l’attention ne vise que des émotions à très court terme sans autre objectif que de susciter des clics sous la forme de « cœurs » et de « like », immédiatement convertis en informations sur celui qui s’y livre, l’économie de l’émotion nous incitera au contraire à approfondir une émotion dominante dans un long échange avec un interlocuteur numérique. Si je suis triste, je pourrai être invité par mon chatbot à en explorer les raisons[3], à explorer des sources de satisfaction dont je sous-estimais peut-être l’importance, à m’interroger sur la façon dont mes proches peuvent percevoir ou non ma tristesse, à en comprendre les effets sur eux, etc. La seule raison de ces machines sera de donner à leurs usagers la joie et le bonheur. Y réussiront-ils ? En tous cas, certains usagers en tireront le sentiment de se sentir moins seul, voire compris. Et peut-être même ces chatbots seront-ils capables d’enrichir le vocabulaire de certains d’entre nous, et de nous révéler des émotions que nous ne savions pas éprouver, et encore moins nommer. Mais il en résultera en même temps pour ceux qui fabriqueront et commercialiseront ces logiciels une moisson de données plus importante encore que celle permise aujourd’hui par l’économie de l’attention.

Un nouveau rapport aux objets numériques

Comment gérerons-nous cette relation avec des machines ? Un espace nouveau s’ouvre ici à la recherche en psychologie. Il y a ceux qui observeront leur attachement naissant à leur chatbot avec une curiosité détachée, car ils y verront l’occasion de comprendre jusqu’où leur relation à une machine peut les entraîner ; ceux qui s’y attacheront en se cachant à eux-mêmes leurs sentiments (« Moi, aimer une machine ? Vous n’y pensez pas ! ») ; ceux qui engageront avec lui une relation passionnelle, comme dans le film Her de Spike Jones, et parmi eux, ceux qui s’en vanteront, et ceux, honteux, qui voudront la cacher à leurs proches. Il y aura enfin ceux qui tenteront de s’en défendre, mais auront l’impression que la séduction exercée par cette voix toujours à leur disposition est décidément trop forte pour qu’ils puissent y résister, et qui se déclareront « addicts ».

Economie de l’attention, danger

Il n’y aura pourtant, en fait d’échanges, que de faux échanges. Ces assistants personnels se contenteront de recombiner les informations que leurs programmeurs y auront déposées en fonction de leurs propres choix, le tout entrecoupé de quelques traits d’humour ciselés sur mesure par des algorithmes qui nous connaîtront de mieux en mieux. Leurs utilisateurs ne seront point confrontés au plaisir d’écouter l’autre se raconter, et encore moins à celui d’alterner les échanges d’expérience. Mais le désir de disposer à tout moment un interlocuteur prêt à nous écouter, qui a fait le succès du smartphone, assurera, n’en doutons pas, le succès des chatbots.

Finalement, tout va pour le mieux pour les financiers de la Silicon Valley, y compris pour leurs « repentis » qui critiquent aujourd’hui le modèle de l’économie de l’attention qu’ils ont créé hier. Ces modèles ont creusé la solitude, les chatbots vont être appelés à la combler, avec toujours un seul et même objectif : un recueil toujours plus large de nos données personnelles à des fins commerciales. Et avec un nouveau risque : celui de penser un jour la relation entre deux humains sur le modèle de celle que nous entretiendrons avec notre chatbot.

N’attendons pas que ces machines aient appauvri nos vies pour nous en méfier. Le combat commence aujourd’hui.

 

[1] https://www.theverge.com/2017/12/11/16761016/former-facebook-exec-ripping-apart-society. Voir aussi https://www.nytimes.com/2018/01/08/business/apple-investors-children.html.

[2] Voir https://www.3-6-9-12.org.

[3] C’est déjà le cas avec Woebot, un robot thérapeute pour personnes déprimées disponible aux Etats Unis.