Mieux vaut tard que jamais. Après avoir largement diffusé le portrait des terroristes du 11 janvier et du 13 novembre 2015 (y compris le journal Le Monde avec la publication en première page d’un portrait de Amedy Coulibali en tunique blanche de martyr avec Coran et Kalachnikov), les médias s’aperçoivent de la formidable publicité que constitue cette diffusion. Pourtant, nous devrions le savoir. En son temps, la fameuse « affiche rouge » censée stigmatiser les premiers résistants au nazisme en affichant partout leurs visages a au contraire exalté l’esprit de résistance. Et au Liban, les portraits des « martyrs » sont partout affichés comme d’indispensables rappels de leurs faits d’armes. On ne peut donc que se réjouir de cette décision.
En revanche, il y aurait à mon avis un grand danger à appliquer la même réserve à la publication du nom des terroristes. Car la représentation visuelle du visage et le principe de nomination obéissent à deux logiques différentes.
Le nom institue l’affiliation au genre humain
Tout au long de la vie, l’apparence de chacun ne cesse pas d’évoluer, et il est possible à chacun de la modifier en se laissant pousser la moustache ou la barbe, en coupant ses cheveux, en changeant de coiffure ou de maquillage, etc. Au contraire, le nom est établi sur la base d’un contrat social et son changement nécessite une autorisation des pouvoirs en place, comme le montrent les démarches administratives que doivent accomplir ceux qui décident de changer de nom. Chaque culture attribue les patronymes selon une logique particulière de telle façon qu’avoir un prénom et un nom rend possible à chacun d’être nommé comme sujet par les autres, et par contre coup de se nommer soi-même comme sujet. « Comment tu t’appelles ? » est d’ailleurs la première question qu’un enfant pose à un autre. Chacun peut bien sûr décider de donner un nom à son animal domestique, mais celui-ci ne fait pas l’objet d’un contrat social homologué par un tiers comme le nom d’un humain. Et chacun peut renoncer à l’enregistrement et à la diffusion de son image, mais personne ne peut renoncer à son nom.
Le processus de déshumanisation s’attaque d’abord au nom
Le lien qui unit nomination et humanisation explique pourquoi les systèmes totalitaires commencent toujours par déshumaniser leurs opposants en leur niant la possibilité d’un nom. Ceux qui doivent être exterminés ne sont plus désignés comme des humains, avec leur prénom et leur nom, mais regroupés sous un intitulé générique qui leur dénie la qualité d’êtres humains. Les juifs sont devenus les « poux » sous le troisième Reich, les opposants supposés au despotisme cambodgien étaient désignés comme « matériel » avant d’être exécutés, et au Rwanda, la Radio des 1000 collines a attisé la haine des Hutus contre les Tutsis en traitant pendant des années ceux-ci de « cancrelats ». Les nazis se sont d’ailleurs moins employés à faire disparaître l’image des Juifs – qu’ils filmaient et photographiaient – que leurs noms, allant pour cela jusqu’à détruire les pierres tombales de leurs cimetières. La négation du nom de la victime vise à prévenir tout sentiment empathique à son égard et permettre l’exercice d’une violence absolue. Refuser d’appeler quelqu’un par son nom constitue l’étape première du processus de désaffiliation du monde commun. Le tortionnaire doit cesser de penser l’autre comme un humain et pour cela lui dénier la possibilité d’un nom. Le nom n’est en effet pas seulement ce par quoi chacun s’identifie et se reconnaît lui-même, comme peut l’être aussi l’image de soi dans le miroir. C’est également ce qui lui est adressé par un autrui qui l’interpelle. Par le fait du nom, comme l’a montré Paul Ricoeur, chacun est introduit dans un échange intersubjectif avec les autres. La nomination est la clé qui ouvre la possibilité de la reconnaissance mutuelle. Et le refus de la nomination ouvre à son contraire, l’espace de la déshumanisation.
Un double danger
Bien sûr, on peut penser qu’il n’y a aucune raison d’éprouver quelque empathie que ce soit pour les terroristes. Mais outre le principe très discutable, si on se place dans la logique de notre culture humaniste, de déshumaniser les terroristes par la privation de leur nom, une telle décision risquerait d’avoir deux conséquences graves. Tout d’abord, si nous voulons combattre efficacement notre ennemi, il me parait essentiel que nous le reconnaissions. Nous habituer à regrouper ceux qui commettent des actes cruels et sanguinaires contre des civils sous le nom générique de « terroristes » serait à terme nous priver de nous donner les moyens de comprendre la variété de leurs parcours et la complexité de leurs motivations, et de pouvoir imaginer les moyens les plus adaptés à notre défense.
Et ensuite, une telle décision risquerait d’aggraver le sentiment d’exclusion de ceux qui, sans pour autant se sentir prêts à un passage à l’acte violent, peuvent comprendre l’amertume et la haine des terroristes. Tous ceux qui sont persuadés d’être irrémédiablement marginalisés par un système politique et social qui ne leur laisse aucune place, ne pourraient que vivre comme un affront suprême cette décision des médias, vécue comme une décision de l’ensemble de la communauté française. Ils pourraient en concevoir plus d’amertume et d’agressivité encore et décider, par l’application d’une logique de surenchère accusatrice, de se comporter eux-mêmes de manière inhumaine.