La communication impossible des avatars

par | 14 mai 2023 | Blog, Ecrans, Empathie, Numérique

Les avatars, ces créatures de pixels qui nous représentent dans les mondes numériques,  appellent quatre séries de réflexions : une réflexion anthropologique sur l’identité  et  les liens ; une réflexion économique sur l’exploitation des biais cognitifs dans les jeux vidéo et sur les réseaux sociaux  pour inciter les utilisateurs à rester plus longtemps, à livrer plus de données personnelles et à acheter plus d’objets, réels ou numériques ; une réflexion éthique concernant les risques éventuels d’accomplir dans les mondes virtuels des actes dont l’accomplissement est interdit dans la vie courante ; et une réflexion politique sur les possibles manipulations des utilisateurs à partir de ce que le choix de leurs avatars dit d’eux. Nous nous en tiendrons ici au premier point, c’est-à-dire à une réflexion sur les liens.

De la difficulté de toute relation

 Qu’il s’agisse de réalité virtuelle ou de la vie concrète, le problème est toujours le même : est-ce qu’en interagissant avec quelqu’un, je vais accepter de m’apercevoir qu’il est différent de la première idée que je m’étais faite de lui, et modifier mon attitude en conséquence ? Cette difficulté est au cœur de toute relation, mais elle est encore plus grande dans la réalité virtuelle, car diverses formes de prosodies en sont absentes.

La prosodie la plus connue est la prosodié verbale : ce sont nos intonations, et plus largement les émotions, les hésitations, les certitudes dont témoignent les mille et une nuances de notre voix. Mais il existe aussi une prosodie mimique : nos mouvements de sourcils par exemple, et la façon dont notre bouche accompagne nos propos pour les affirmer ou au contraire les nuancer. Et puis il existe aussi une prosodie corporelle, à travers les gestes, les attitudes que nous adoptons à tout moment dans nos relations avec un interlocuteur, et aussi lorsque nous sommes seuls. L’ensemble de ces prosodies participe non seulement à la communication, mais aussi à la façon dont nous construisons à tout moment nos représentations personnelles du monde : même dans la solitude, les pensées qui me traversent mobilisent mon corps, mes mimiques, et même ma prosodie verbale si je chantonne ou parle seul. C’est cela qui me permet d’accepter mes pensées, de les apprivoiser ou au contraire de tenter de m’en défaire. L’être humain symbolise à tout moment ses expériences du monde à travers l’exercice de sa sensori-motricité, la construction d’images mentales ou matérielles, et la pratique du langage parlé ou écrit[1]. Ces trois formes de symbolisation sont en effet complémentaires. Le corps permet d’instancier les représentations en les inscrivant dans une situation concrète ; le langage distancie en permettant de prendre du recul sur ce qu’il évoque ; et les images occupent une position intermédiaire entre les deux puisqu’elles sont capables à la fois d’émouvoir le corps et de donner envie de parler d’elles[2]. Ces trois piliers de la représentation mentale sont aussi ceux d’une relation réussie[3].

Nous n’interagissons qu’avec des interlocuteurs virtuels

Lorsqu’Internet est apparu, beaucoup d’utilisateurs se sont réjouis de pouvoir communiquer en cachant ce qui leur semblait constituer un handicap à la relation : une apparence disgracieuse, une petite taille, un bégaiement… Sur Internet, chacun peut en effet avancer masqué derrière un pseudonyme et une fausse biographie. Mais pour ceux qui souhaitent établir une relation authentique, c’est encore plus difficile qu’en présentiel parce que les indices régulateurs de la relation que nous avons évoqués plus haut en sont absents.

La prosodie verbale est en principe au rendez-vous avec la qualité actuelle des micros, mais pas toujours. La prosodie mimique, elle, est totalement brisée par la communication en distantiel parce que les webcam sont généralement placées au-dessus ou au-dessous de l’écran et ne nous permettent pas de croiser le regard de notre interlocuteur. Quant aux prosodies corporelles, elles sont évidemment absentes de la relation puisque chaque interlocuteur est tronçonné à la hauteur des épaules. Rien d’étonnant donc si la communication via les outils numériques est une machine à fabriquer des quiproquos. C’est déjà le cas dans la communication par visio interposée, et cela l’est plus encore lorsque chacun utilise un avatar. Le risque est aggravé de réduire notre interlocuteur aux représentations que nous associons à l’image derrière laquelle il se cache et de créer avec lui une forme de relation sans lien avec ce qu’il est vraiment.

Pour le comprendre, revenons à ce que nous disions au début. Dans une relation en présence physique, nous modifions sans cesse la représentation que nous avons de notre interlocuteur en fonction de ce qu’il nous communique de lui, à travers ses gestes, ses postures, ses attitudes et ses regards. Cette représentation de notre interlocuteur construite au carrefour de nos préconceptions et des informations de nos sens a pour conséquence que nous ne communiquons jamais avec un interlocuteur réel, mais toujours avec un interlocuteur virtuel, ou, pour reprendre le vocabulaire traditionnel de la psychanalyse, avec un « objet virtuel ». Nous sommes donc dans ce que j’ai appelé en 2012 une relation d’objet virtuel (ou Rov) en évolution permanente[4].

Quand la relation devient virtuelle

Lorsque nous ne modifions plus la représentation que nous avons de notre interlocuteur avec les informations qu’il nous donne, et que nous nous en tenons à ce que nous pensions a priori de lui, la Rov fait place à une autre forme de relation : la « Relation virtuelle à l’objet » (ou RVo)[5]. Ce risque menace toute relation, mais il est encore plus grand dans les relations en ligne du fait de l’absence d’interactions de gestes, de regards et de postures. Et il est encore majoré dans les métavers. Les avatars ont une si forte présence à l’écran que nous sommes tentés d’ignorer qu’il existe derrière chacun d’entre eux un être humain, et d’interagir avec eux en prenant uniquement en compte leur apparence. Par exemple, un avatar à l’aspect agressif peut se comporter de façon empathique parce tel est le choix de son utilisateur. Si j’intègre cet élément, la représentation que j’ai de lui évolue. Je ne le vois plus comme agressif malgré son apparence. Mais je peux aussi ne pas intégrer la façon dont son propriétaire l’utilise et continuer à le considérer comme agressif. Je ne suis plus alors dans une relation à un objet virtuel évolutif qui prend en compte l’ensemble des informations dont je dispose, mais dans une relation à un objet figé qui ne dépend plus que de mes a priori attachés à son apparence.

C’est pourquoi la question n’est pas de savoir si nous allons communiquer avec les avatars comme avec des êtres humains, mais de savoir si nous allons réduire nos interlocuteurs à leurs avatars, avec le risque de réduire finalement encore un peu plus les personnes que nous croisons à leur apparence ou à leur fonction. Ce risque ne relève pas seulement des intentions de chacun. Les pouvoirs publics doivent obliger les plates-formes à proposer des outils favorisant les échanges et le travail collaboratif parce que c’est en partageant des taches que nous apprenons à nous découvrir. Et l’institution scolaire doit instaurer une éducation aux pièges du numérique dès l’école élémentaire, par exemple en invitant les enfants à communiquer dos à dos pour leur montrer l’importance des signaux non verbaux dans la relation.

[1] Tisseron, S., Psychanalyse de l’image. Des premiers traits au virtuel. Hachette (rééd. 2022).

[2] Ibidem.

[3] Tisseron, S., Secrets de famille, mode d’emploi. Marabout (rééd. 2020).

[4] Tisseron, S. (2012). Rêver, fantasmer, virtualiser : du virtuel psychique au virtuel numérique. Dunod.

[5] Ibidem.