La proposition de loi n°757 relative à la prévention de l’exposition excessive des enfants aux écrans, présentée par les députées Caroline Janvier et Aurore Bergé, avec d’autres membres du groupe Renaissance ou apparentés, correspond indiscutablement aux préoccupations et aux attentes de nombreux parents. De ce point de vue, elle s’avérait nécessaire, et elle échappe heureusement à la tentation de cibler les adolescents pour s’intéresser aux 0-6 ans. Regarder la télévision à cet âge accroîtrait en effet l’usage ultérieur des autres supports numériques[1], ce qui montre l’importance de limiter la consommation d’écrans des jeunes enfants dans un objectif de prévention.
Remarquons d’abord que les différents articles de cette loi s’organisent autour de verbes dont la portée est différente. Certains « imposent », d’autres « prévoient » et d’autres « accordent un rôle ». Le verbe « imposer » concerne l’interdiction de l’utilisation de leurs outils numériques par les professionnels de la petite enfance pendant leurs activités professionnelles, et l’obligation de faire figurer des messages de mise en garde sur les emballages et les publicités des produits numériques. Ce sont en effet des mesures de bon sens et qui peuvent être prises rapidement. En revanche, les articles qui « prévoient » seront plus long à mettre en route, mais il est important qu’une loi en pointe la nécessité : formation aux risques pour les professionnels de santé et de la petite enfance avec l’objectif de les sensibiliser et de les placer en position de nouer un dialogue avec les parents, et insertion de recommandations sur une bonne utilisation des écrans dans le carnet de grossesse.
Enfin, les articles qui « accordent » dépendront du bon vouloir des structures auxquelles la loi fait référence. Je pense notamment au rôle des villes dans l’organisation des temps périscolaires, et en particulier de la fameuse pause méridienne, trop souvent occupée par des temps d’écran que des éducateurs organisent en utilisant des DVD qu’il ramènent de chez eux, et dont ils ne montrent parfois aux jeunes enfants que la première partie faute de temps. Il est essentiel de former les éducateurs à des jeux collectifs afin qu’ils soient moins enclins à mettre les enfants devant un écran aussitôt qu’il pleut, de renforcer les pôles régionaux d’éducation aux images, et de créer une plateforme mutualisée sur laquelle des courts-métrages seraient disponibles avec une indication d’âge de façon à permettre aux personnes responsables des pauses méridiennes de se fournir en films de qualité correspondant aux capacités de compréhension des enfants auxquels ils s’adressent[2]. S’il n’y a pas de bon écran avant 3 ans (sauf par un usage accompagné), c’est en effet bien différent entre 3 et 6 ans.
Mais il est vrai que tout cela implique d’envisager les écrans autrement que comme des produits potentiellement toxiques et de prendre en compte leurs contenus et leur accompagnement. Or c’est justement sur ces points que cette proposition s’avère le plus problématique.
Tout d’abord, les divers écrans y sont traités de façon indistincte et présentés comme des substances dont il faudrait réduire la consommation. Or tous les experts s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que si le temps passé sur les écrans est le moins mauvais critère possible d’un usage problématique, c’est en même temps un très mauvais critère : il est essentiel de prendre en compte à chaque fois l’existence, ou non, d’un accompagnement, le caractère interactif ou non interactif du support, et les contenus plus ou moins adaptés à l’âge de l’utilisateur. D’ailleurs, l’effet isolé des écrans sur le développement diminue lorsqu’on prend en compte le manque d’accès aux jouets, aux loisirs, aux équipements extérieurs, et le manque de personnes disponibles, physiquement ou psychiquement, pour les interactions[3]. Or ces deux facteurs sont associés à des conditions socioéconomiques défavorisées. Plus que le temps passé devant les écrans par un enfant, c’est l’évaluation de son mode de vie général et le retentissement de leur utilisation sur sa santé globale qui doivent être pris en compte. Espérons qu’un jour, les espaces sportifs et les cours et gymnases des écoles publiques seront accessibles en dehors des heures scolaires, notamment le week-end, et que les enfants pourront bénéficier la semaine d’activités encadrées dont le coût pour les parents dépendra de leurs revenus, sur le modèle du prix d’un repas à la cantine scolaire.
Dans le même ordre d’idées, il est problématique que cette loi prétende trouver sa place « via l’insertion d’un chapitre dédié dans le code de la santé publique, aux côtés de la lutte contre les dépendances telles que le tabagisme ou l’alcoolisme ». Rappelons en effet qu’il n’existe pas pour la communauté internationale « d’addiction aux écrans ». Seule existe depuis 2018 un gaming disorder (traduit sur le site francophone de l’OMS par « trouble du jeu vidéo ») dans la 11e version de la CIM. Pour que l’on puisse parler d’addiction, le trouble doit exister depuis plus de 12 mois avec des conséquences importantes sur les activités personnelles, familiales, sociales et professionnelles. Tous les autres centres d’intérêt sont délaissés, y compris le sommeil et les repas. Il s’agit d’une addiction « comportementale » : à la différence d’une addiction à une substance toxique, il n’existe ni syndrome de sevrage physiologique en cas de privation, ni risques de rechute après interruption, alors qu’une personne dépendante à l’alcool ou au tabac risque de rechuter si elle reprend sa consommation, même après plusieurs années d’abstinence.
Enfin, cette loi est centrée sur les messages de prévention concernant « l’exposition excessive des enfants aux écrans » et n’évoque pas l’indispensable information des parents sur les risques que fait courir à leurs jeunes enfants l’utilisation de leur téléphone mobile pendant les interactions avec eux. Les conséquences délétères de cette pratique fait l’objet de publications de plus en plus nombreuses sous le nom de « technoférence »[4]. Elle peut notamment générer de l’insécurité psychologique et des troubles de l’attachement. Autrement dit, dans les premières années de la vie, c’est bien autant la « surexposition des enfants aux parents accaparés par leur écran » qui est un problème que la « surexposition des enfants aux écrans ».
Pour toutes ces raisons, les mesures que cette proposition de loi peut inspirer pourraient, si on n’y prend pas garde, se révéler contre productives en favorisant des campagnes axées sur la réduction du temps d’écrans, au risque d’ignorer l’apprentissage de leurs usages vertueux et la nécessité pour les enfants de bénéficier d’alternatives qui n’existent actuellement que pour les plus fortunés. La prévention des abus d’écrans relève au moins autant du soutien à la parentalité et de la politique de la ville que des messages visant à en réduire la consommation.
[1] Poulain, T., Vogel, M., Neef, M., Abicht, F., Hilbert, A., Genuneit, J., Körner, A. & Kiess, W. (2018). Reciprocal Associations between Electronic Media Use and Behavioral Difficulties in Preschoolers. Int J Environ Res Public Health, 15(4), 814-826.
[2] Voir le rapport au CNC rendu en avril 2019, et intitulé « Quelles protections pour les mineurs dans l’audiovisuel à l’ère d’Internet ? » (https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/rapport/quelles-protections-pour-les-mineurs-dans-laudiovisuel-a-lere-dinternet_1130002)
[3] McDonald, S.W., Kehler, H.L., Tough, S.C. (2018). Risk factors for delayed social‐emotional development and behavior problems at age two: Results from the All Our Babies/ Families (AOB/F) cohort, Health Sci Rep. 1, 82. https://doi.org/10.1002/hsr2.82
[4] Radesky, J.-S., Miller, A.-L., Rosenblum, K.-L., Appugliese, D. Kaciroti, N. & Lumeng, J.-C. (2014). Maternal mobile device use during a structured parent-child interaction task. Academic Pediatrics, 15(2), 238-244.