Si la crise du Covid 19 prend une allure de catastrophe inédite, ce n’est pas seulement du fait de son caractère mondialisé, c’est aussi parce que plusieurs processus régulateurs qui permettent habituellement à un groupe de conserver un fonctionnement normal face à une catastrophe n’ont pas du tout fonctionné. Et que d’autres, inattendus, et aux effets encore inconnus, se sont mis en route.
De nouveaux héros
Non seulement les pouvoirs publics se sont révélés gravement inopérants, et même anxiogènes par leurs messages contradictoires, mais les mécanismes de mémoire collective qui sont appelées habituellement à jouer un rôle protecteur ont été totalement inopérants. Alors, un mécanisme protecteur inattendu a surgi, capable à la fois de maintenir notre représentation en tant qu’être humain et aussi de créer des rituels collectifs sans lesquelles aucun groupe ne peut exister. Ce mécanisme protecteur a consisté dans l’héroïsation des humains qui permettent de maintenir une cohésion sociale : le personnel médical bien sûr, mais aussi partout, des héros de l’ombre, appartenant à de nombreux « petits métiers », parfois humbles et ingrats, mais indispensables, comme des livreurs et des épiciers dans des régions isolées. Ces personnes sont devenues pour chacun un repère essentiel, celui qui le relie, au-delà de son propre confinement, à une humanité qui brave tous les risques pour continuer à assurer une solidarité de proximité. Ils ne sont pas seulement en lutte contre l’ennemi, comme dans une guerre ordinaire, mais ils défendent l’idée que nous nous faisons d’une relation humaine. Et nous voulons croire que, à défaut d’un enterrement digne de ce nom, les victimes du Coronavirus ont bénéficié, avant de rendre leur dernier souffle, du regard d’un humain bienveillant et attentif, même si cet humain est contraint de porter un masque et des lunettes de protection. Mais parallèlement aux articles mettant en avant l’extraordinaire dévouement de ces professions, à commencer bien entendu par les soignants, un autre phénomène est apparu dans la presse et les médias : l’arrivée des robots soignants.
L’irrésistible ascension des robots
Comme après la catastrophe de Tchernobyl, des articles enthousiastes ont commencé à nous vanter les mérites des robots capables d’aller où les hommes ne peuvent pas aller, échappant aux risques de contamination comme il y a 35 ans à ceux des radiations. En pilotant à distance ces machines programmées pour vérifier les paramètres vitaux ou déclencher des procédures indispensables au maintien en vie des malades durement atteints, les médecins et les infirmiers peuvent en effet se protéger. Mais ils auraient moins besoin de ces machines si plusieurs d’entre eux n’avaient pas contacté le virus faute de protections satisfaisantes, et si ces mêmes équipements ne continuaient pas à manquer à ceux qui restent. En Chine, ces machines sont déployées massivement pour faire face à la pandémie. Il existe des robots désinfectants, des robots livreurs, des robots patrouilleurs, équipés de haut-parleurs et de caméras, qui accostent les passants sans masque et scannent leur température à l’aide d’une caméra infrarouge, et en cas de température, déclenchent une alarme et envoient une alerte à la police, et mêmes des robots soignants (encore en expérimentation) pour effectuer des tâches variées telles que la prise de température, l’auscultation cardiaque et respiratoire, le prélèvement de salive et la distribution de médicaments. Mais la Chine n’est pas le seul pays en développer : l’Italie le fait aussi, et si la robotique française le pouvait, il est probable que nous le ferions aussi. Si mourir au milieu des robots est présenté aux malades en fin de vie comme la meilleure façon de protéger leurs proches et le personnel médical, il est peu probable qu’ils osent s’en plaindre. D’autres machines sont utilisées pour faire un diagnostic et l’indiquer au malade. C’est le cas du bot « Coronavirus Self-Checker » fabriqué par Microsoft, capable d’analyser les symptômes d’un patient et de lui recommander d’éventuels examens complémentaires.
Une urgence qui court-circuite les questions éthiques
Il serait catastrophique que l’introduction précipitée de tels robots sous l’effet de l’urgence fasse oublier l’indispensable réflexion sur l’importance de l’humain dans l’annonce d’un diagnostic et l’accompagnement thérapeutique, notamment en fin de vie. Car cette pseudo présence par machine interposée peut se révéler terriblement anxiogène dans un tel moment où c’est une vraie présence qui est attendue. Aux États-Unis, un médecin ayant annoncé à un malade par un robot de télé présence qu’il lui restait cinq jours à vivre semble avoir précipité sa mort dans des conditions bien plus rapide, et a provoqué un tollé sur Internet.
Pour avoir vécu, en tant que praticien hospitalier, le début de l’épidémie de sida, et les conditions draconiennes qui présidaient à l’approche des malades hospitalisés à une époque où on ignorait encore le mode de contamination, je peux témoigner que même en disparaissant derrière une combinaison, des gants et des lunettes de protection, un contact humain vaut pour un malade mille fois celui d’un robot.
Il faut nous garder de tout enthousiasme naïf, et plus encore du risque de croire que des machines pourraient bientôt remplacer des soignants. La technologie peut jouer un rôle positif dans l’amélioration du système de soins, mais les domaines dans lesquels elle pourrait être utilisée de façon efficace et apaisante ne sont pas encore cernées. Veillons à faire en sorte que les robots ne remplacent jamais les humains, mais qu’ils permettent à ceux-ci de faire mieux, et dans de meilleures conditions, ce qu’ils faisaient jusque-là sans eux. Si certaines tâches peuvent être déléguées à des robots au sein des hôpitaux, cela ne peut pas être le cas de toutes. Alors que les effets de l’utilisation d’un robot dans l’annonce d’un diagnostic à un patient sont largement inconnus, et que certaines études font état d’un accroissement de l’inquiétude quand des conseils d’importance vitale sont donnés par une machine, il serait dramatique que la peur de la contamination et du manque de personnel soignant conduise à accepter certaines pratiques sans véritablement en questionner l’éthique.