En moins de dix ans, les technologies numériques nous ont fait passer d’une culture dans laquelle le paradigme était le livre à une autre dans laquelle ce sont les écrans. Or ces deux cultures façonnent des repères totalement différents. Celle du livre privilégie un modèle dans lequel les contraires s’excluent, c’est un monde du « ou bien/ou bien ». A l’opposé, la culture des écrans fait cohabiter plusieurs écrans ouverts en même temps : les contraires ne s’excluent pas, c’est un monde du « à la fois / à la fois ». Les bouleversements qui en résultent constituent une véritable révolution anthropologique qui concerne tous les domaines : la relation à soi même, aux autres, aux images qu’on voit et qu’on fabrique, au réel, à l’espace, au temps et à la connaissance. Ce passage brutal, dont Internet est à la fois un reflet et un amplificateur, a évidemment de quoi dérouter de nombreux psychanalystes qui peinent à penser le fonctionnement psychique en lien avec l’organisation technologique. Mais ce saut est indispensable.
Le virtuel habite en effet notre vie psychique bien avant que les technologies numériques ne l’objectivent sur nos écrans. Voila ce que l’analyse du fonctionnement psychique guidé par la psychanalyse nous apprend. Les relations que nous entretenons avec les objets présents sur nos écrans prolongent et amplifient celles que nous entretenons avec nos objets psychiques exactement de la même façon que les outils prolongent les possibilités de nos mains et l’écriture celles de notre mémoire .
La relation à un objet présent dans notre environnement réel implique toujours en toile de fond la visée d’un objet inatteignable qui n’existe que dans notre esprit, mais qui n’est pas pour autant un objet imaginaire parce que sa représentation correspond à un objet qui existe dans la réalité. Du coup, toute rencontre est partagée entre deux pôles : le premier est fait de préconceptions et d’attentes (ce sont les idées que nous nous faisons de l’autre qui reste un objet virtuel tant que la rencontre avec lui n’est pas actualisée) ; le second est nourri des perceptions, des émotions et des sensations suscités par la rencontre réelle. C’est la navigation entre les deux – entre virtualisation et actualisation – qui fonde la possibilité d’une relation souple et évolutive au monde.
Internet reproduit et amplifie cette caractéristique. Si les rencontres virtuelles et les rencontres réelles alternent, il est un formidable outil au service de la création de liens plus riches, plus nombreux, et des processus de sublimation. Mais si ce va et vient est interrompu, il nous fait courir le risque de prendre pour la réalité nos représentations du monde et des autres.
Cette double polarité d’Internet, exactement semblable à celle de notre esprit, s’appuie sur trois analogies. D’abord, il est un espace où des liens multiples peuvent être consultés et tissés, exactement comme dans la vie psychique. Ensuite, il est un espace où rien ne s’efface, mais où tout peut être instantanément actualisé par ouverture d’une fenêtre (le système « windows ») exactement comme nous pouvons penser à une chose, et aussitôt après l’oublier comme si elle n’avait jamais existée. Enfin, il reproduit la caractéristique la plus problématique de notre mémoire, qui est que rien n’y est daté et que le passé peut toujours y être confondu avec le présent. Selon la place qu’y prennent l’une ou l’autre de ces trois caractéristiques (et encore une fois exactement comme dans notre fonctionnement psychique), Internet peut favoriser la réciprocité et les échanges, mais aussi le désir d’emprise et de contrôle, voire de toute puissance fantasmatique. Il est alors mis au service du clivage et du déni, y compris quant au fait de réduire des êtres humains à des figurines de pixels. Il est donc toujours essentiel d’y distinguer les pratiques qui relèvent de la pathologie parce qu’elles appauvrissent la vie et celles qui relèvent de la passion parce qu’elles l’enrichissent, même si c’est aux dépens d’autres activités.