Il est beaucoup question actuellement du rôle de confident, ou même de thérapeute, que commencent à prendre dans nos vies les intelligences artificielles conversationnelles. Il est vrai qu’elles sont devenues en quelques années pour beaucoup d’entre nous de véritables amies. Nombreux sont ceux qui leur parlent de leurs inquiétudes et qui cherchent auprès d’elles à la fois un réconfort et des conseils. À tel point que l’idée que ces machines puissent bientôt remplacer les psychothérapeutes font leur chemin. Dans une société où le nombre de familles monoparentales a maintenant dépassé le nombre de familles bis parentales, cette tendance correspond évidemment aux besoins d’un grand nombre de nos contemporains de trouver un interlocuteur à l’écoute. Mais elle est également inséparable de la difficulté qu’il y a à trouver un thérapeute accessible, c’est à dire pas trop loin de chez soi, pas trop cher, et disponible.
Alors, les robots thérapeute ont-ils un rôle à jouer, et à quelles conditions ? Leur principal avantage, qui est de pouvoir constituer un remède à la solitude par une disponibilité permanente et de très faible coût, pourrait bien constituer à l’usage leur principal inconvénient. En invitant leurs usagers à ignorer la nature de ce qui est sous-jacent aux inquiétudes éprouvées, et en leur faisant courir le risque de transformer ces machines en résolveur universel de leurs problèmes.
Vide existentiel ou expérience intime
L’argument souvent donné pour justifier une utilisation thérapeutique des intelligences artificielles conversationnelles repose sur l’idée qu’elles permettraient de véritables interactions pendant lesquelles les utilisateurs recevraient en temps réel une écoute et des conseils sur leurs difficultés. Elles rendraient accessible à tous, au moment où chacun le souhaiterait, un échange qui ne peut habituellement être réalisé que lors de séances de thérapie avec des psychologues hautement qualifiés. Alors que le thérapeute n’est disponible qu’aux horaires prévus ensemble pour les séances, ces machines constamment disponibles pourraient permettre de faire face aux moments de « vides existentiels » pendant lesquels le stress, l’isolement, l’incertitude quant au futur peuvent submerger chacun d’entre nous. Elles élargiraient en quelque sorte la thérapie la logique de la consommation qui nous persuade de notre droit à pouvoir disposer sans aucun délai de ce que nous désirons, à condition bien entendue de pouvoir le payer. Mais ici, le prix serait modique, bien moins cher que celui d’un thérapeute en chair et en os et elle nous permettraient de ne plus jamais nous sentir seuls. Plusieurs études menées sur leur utilisation montrent qu’elles sont en effet plus efficaces chez les étudiants présentant des troubles de l’humeur que les anciennes applications de santé mentale limitée à des approches standardisées passant notamment par des SMS.
Mais ces avantages répondent-ils à toutes les situations ? Il existe beaucoup de raisons pour lesquelles l’être humain raconte sa vie à ses semblables. Parfois, nous voulons seulement nous sentir vivants et écoutés. D’autres fois, nous recherchons un conseil par rapport à une situation concrète. Mais nous pouvons aussi nous sentir porteurs d’une expérience douloureuse qui nous a plongé dans la culpabilité ou la honte, et qui nous fait craindre d’être marginalisé ou rejeté. Nous avons non seulement besoin de prendre du recul par rapport à ce que nous avons vécu, mais aussi de nous sentir rassurés sur notre humanité. Dans ces trois situations, la personne à laquelle nous nous adressons ne jouent évidemment pas le même rôle.
S’il s’agit de parler pour le plaisir de se raconter, le chatbot est un interlocuteur parfait. Il ne cesse pas de nous écouter sans jamais se lasser, même si nous lui répétons sans cesse la même chose, et il est même capable de nous relancer gentiment pour que nous n’écourtions jamais l’échange avec lui. Il le fait en simulant un comportement bien plus attentif et empathique que ne le ferait un vrai humain. C’est une façon de compenser son handicap d’être une machine. Mais il y a une limite à ne pas franchir. Ces machines ne peuvent pas non plus aller trop loin. Elles ne peuvent pas dire par exemple qu’elles se mettent « à notre place ». Cela pourrait nous choquer puisqu’elles ne sont que des machines.
S’il s’agit d’obtenir un conseil pratique pour des situations simples de la vie, un chatbot peut le faire. En revanche, ces conseils ne sont jamais personnalisés puisque la machine donne une réponse standard, même si la recherche vise actuellement à permettre la personnalisation de leurs réponses.
Mais s’il s’agit d’intégrer dans sa vie des expériences intimes douloureuses, ou de réfléchir à un changement radical de son existence, la présence, la voix et le corps jouent un rôle essentiel. C’est par les gestes, les attitudes et les mimiques du thérapeute que le patient se sent accepté. Les expériences extrêmes qu’il a vécues et par lesquelles il craignait de se sentir marginalisé réintègrent la dimension d’une expérience humaine qu’il est possible de partager.
La question du transfert
Freud a donné au transfert un statut central à la rencontre thérapeutique. Il désignait par ce mot la tendance qu’a un patient à investir son thérapeute des émotions et des attentes déçues qu’il a vécues dans son enfance, le plus souvent envers ses parents. Pourtant, ce phénomène déborde largement le cadre analytique. Chaque fois que nous établissons une relation affective forte avec quelqu’un, nous rejouons souvent, sans le savoir, des attachements et des conflictualités anciennes. Mais ce qui fait la spécificité de l’analyse, c’est que le transfert n’y est pas seulement vécu comme dans beaucoup de situations de la vie quotidienne. L’analyste en fait un outil, il repère les malentendus et les déformations qui surgissent dans la relation thérapeutique, et il les met au service d’un processus de changement. Mais sa sensibilité à ce que vit son patient est aussi fonction de ses propres expériences passées et actuelles. De telle façon que s’établissent, entre un patient et son thérapeute, des formes de résonance émotionnelle appuyées sur des intonations, des gestes, des mimiques, des odeurs… dont la signification échappe tout autant à l’un qu’à l’autre. C’est cette résonance qui est le moteur de la transformation, et celle-ci concernent tout autant le thérapeute que son patient, même si ce n’est pas dans les mêmes proportions et la même façon.
C’est ici que l’on touche à quelque chose d’essentiel dans l’évolution de la pensée analytique contemporaine : la reconnaissance que l’analyste n’est pas un miroir neutre. Sa subjectivité, ses expériences, mais aussi ses fragilités, participent à l’élaboration du vécu du patient. Et l’inverse est tout aussi vrai. Chacun est pour l’autre un partenaire dans une co-construction de sens. D’un patient à l’autre, un même analyste ne repère pas les mêmes choses., et d’un analyste à l’autre, un même patient ne dit pas la même chose. Le dialogue est toujours unique.
La relation analytique n’est donc pas une scène figée avec des rôles fixes. Elle devient un espace d’échanges et d’échos dans lequel la réceptivité à ce que vit l’autre joue un rôle central. C’est ce que Sandor Ferenczi appelait Einfühlung, qu’il traduisait par le mot « tact » avant que celui d’empathie ne s’impose. Il y voyait l’art de se situer dans la bonne distance et de se laisser affecter par l’émotion d’autrui sans s’y perdre. C’est dans cette résonance intersubjective que peut surgir la transformation[1].
Cela ne veut pas dire que l’analyste doive dire à son patient tout ce qu’il ressent ou pense. La relation entre eux reste asymétrique[2]. Mais il lui revient de reconnaître la pertinence de certaines perceptions que son patient peut avoir de lui, même si elles sont biaisées par ses expériences intimes. Car ces perceptions parlent aussi du réel : personne ne se connaît totalement lui-même, et les autres, dont font partie pour le thérapeute ses patients, peuvent lui révéler ce qu’il ignore de lui-même[3].
Et nous en sommes évidemment bien loin avec ce que permettent les chatbots ! Leur infinie disponibilité ne permet pas que s’établisse une temporalité favorable à l’assimilation psychique des conseils, tandis que leur « empathie artificielle » s’oppose à la création d’une saine conflictualité.
Trois différences majeures
Toute thérapie pose un double cadre temporel, concernant la durée des séances et celle de la thérapie. C’est cette double temporalité qui permet que se mettent en place deux éléments essentiels. Tout d’abord, les remaniements que la thérapie a pour objectif de favoriser chez le patient peuvent être expérimentés dans le temps qui sépare les séances. Un peu comme des séances de kinésithérapie permettent au corps de redécouvrir des postures plus ergonomiques, mais qu’il est important de se familiariser avec elles entre les séances. De la même façon, notre cerveau a besoin de temps pour s’affranchir des réactions émotionnelles et des comportements mis en place en réaction à des situations désagréables, mais qui peuvent ensuite perdurer d’une manière inadaptée aux nouvelles situations rencontrées.
Ensuite, le thérapeute n’est pas là pour faire plaisir à son patient. En effet, comprendre ne veut pas forcément dire acquiescer. La compréhension relève de l’empathie, l’acquiescement de la sympathie. Mais la formation du thérapeute peut lui permettre de formuler ses éventuels désaccords d’une façon qui permet à son patient de pouvoir penser les situations différemment.
Enfin, il appartient au thérapeute de savoir repérer à quel moment l’évolution d’un patient lui permet d’arrêter sa thérapie. En effet, dans la mesure où celle-ci impose des contraintes en termes de disponibilité et de coût financier, tout patient désire y mettre un jour un terme. Mais en même temps, il souhaite évidemment pouvoir continuer à bénéficier de ce qu’il y a découvert et des transformations qu’il y a vécues. C’est au thérapeute et au patient ensemble de juger des meilleurs moments où celui-ci pourra prolonger l’évolution favorable de sa thérapie en s’appuyant exclusivement sur les contacts de proximité que lui permettent sa vie personnelle.
Le chatbot, lui, ne fonctionne évidemment pas de cette façon. Il est programmé, comme son nom l’indique, pour « chater », c’est-à-dire faire la conversation de façon illimitée. Avec le risque de créer une forme de dépendance à la machine. Alors que la très forte intimité créée entre un patient et son thérapeute est tempérée par l’alternance des rencontres et des séparations, et par le projet d’un arrêt du traitement, le chatbot crée une relation sans terme ni limite. Et pour remplir cet objectif, il est programmé pour aller toujours dans le sens du patient. Au point de pouvoir renvoyer à une personne désireuse de se suicider que c’est effectivement la meilleure éventualité pour elle, comme quelques situations récentes ayant donné lieu à procès nous l’a montré.
L’épreuve de la confiance en soi
Ces machines peuvent-elles tout de même remplir un rôle thérapeutique ? Oui, à condition d’en évaluer strictement l’indication et d’en limiter la durée exactement comme pour une psychothérapie avec un thérapeute qualifié. Et bien entendu que le service ne soit pas dégradé pour des raisons de rentabilité, une fois l’utilisateur « accroché », par des conseils publicitaires plus ou moins masqués.
Cela signifie d’apprendre aux enfants le plus tôt possible la logique des algorithmes destinés à nous les rendre indispensables, et la vulnérabilité de notre cerveau par rapport à eux. Car en renforçant les modes de pensées particuliers qu’elle décèle chez chacun d’entre nous, et en adoptant un ton toujours consensuel, elles nous font courir le risque de renforcer nos biais cognitifs et de nous renfermer sur nous-même. Apprenons alors aux enfants à toujours poser leurs questions à plusieurs intelligences artificielles, et pas seulement à une seule, afin de pouvoir comparer les réponses, et à poser leurs questions sous plusieurs formes différentes pour découvrir la diversité des réponses. Mais surtout, habituons-les à toujours trouver leurs propres réponses à leurs questions avant de demander à un chatbot son « opinion », et à leur parler à plusieurs afin d’apprendre à jouer avec elles.
Car la question principale est bien celle de la confiance en eux-mêmes des utilisateurs de ces machines. Nous serons tous de plus en plus menacés de leur demander des conseils pour toutes les situations de la vie. D’abord les plus simples, puis progressivement celles qui impliquent un engagement émotionnel important, et finalement celles qui engagent des choix éducatifs, éthiques, voire politiques. Au risque d’oublier qu’elles sont programmées par des ingénieurs dans la préoccupation principale n’est pas le bien-être des usagers, mais la rentabilisation des investissements qui ont présidé à leur développement. Enfin, créons partout où c’est possible des groupes d’échanges d’expériences et d’entraide pour apprendre ensemble à gérer ces machines. Afin de leur demander ce qu’elles peuvent nous apporter, notamment dans le domaine de l’information, de la communication et de planification des tâches, et ne pas en attendre une aide dans la résolution de problèmes propres aux conflictualités psychiques et sociales auxquelles sont confrontés les êtres humains. Ces machines, du fait de leur nature même, n’ont aucune expérience et aucune idée, et ce que nous recueillons, c’est finalement l’opinion, la morale et l’idéologie de ceux qui les programment. L’homme qui parle à la machine parle en réalité à l’homme qui est derrière la machine.
[1] Serge Tisseron, Fragments d’une psychanalyse empathique, Albin-Michel, 2013.
[2] Ibidem.
[3] Ce déplacement vers une écoute plus réciproque engage aussi une nouvelle manière de penser le langage en cure. Pendant longtemps, l’accent a été mis sur les signifiants — les jeux de mots, les lapsus, les chaînes sonores. Mais une compréhension plus large émerge : ces éléments ne prennent sens qu’à l’intérieur d’un vécu relationnel. Ce n’est pas parce qu’un mot sonne comme un autre qu’il dit l’inconscient du patient. C’est parce que cette résonance s’inscrit dans une dynamique affective et narrative qu’elle devient signifiante. Ce n’est pas la matière des mots qui dit le sens, c’est le sens qui permet de comprendre la matière des mots.
