Au Japon, le terme Hikikomori désigne un phénomène social majeur apparu dans les années 1990. Il s’agit de personnes âgées de plus de douze ans qui passent la majeure partie de leur temps au domicile. Ils ne peuvent pas ou ne veulent pas avoir de vie sociale, comme aller à l’école ou travailler, et ils sont dans cette situation depuis plus de six mois. Ils n’ont pas non plus d’amis proches. Ce phénomène concernerait aujourd’hui entre 500 000 à un million d’adolescents et de jeunes adultes dans l’archipel.
Or le premier cas vient d’être décrit aux Etats-Unis. Il s’agissait d’un homme de 35 ans, vivant reclus dans sa famille, et qui s’était installé dans la salle de bain de l’appartement. Ses parents lui faisaient passer sa nourriture sur un plateau. Alors, après le Japon, faut il craindre que les pays occidentaux soient à leur tour touchés par une vague de Hikikomori ?
Un phénomène plus qu’une pathologie mentale
Rappelons d’abord que le terme n’est pas synonyme de pathologie mentale. Certains cas sont bien entendu secondaires à des troubles mentaux tels que schizophrénie, troubles affectifs, troubles de la personnalité, phobie, ou troubles envahissants du développement. C’est le cas du Hikikomori américain qui semble avoir été secondaire à une grave dépression. Mais il existe aussi des Hikikomori sans troubles psychologiques ni retard mental, qu’on appelle pour cette raison « primaires ». En France, les rares personnes qui utilisent le terme le mettent malheureusement souvent en relation avec une pathologie des écrans, ce qu’il n’est pas. Il n’existe aucune relation entre l’excès d’écrans et cette forme de mise en retrait de toutes les activités sociales.
Comment expliquer ce phénomène ? Deux causes sont mises en avant au Japon. La première est qu’avec le développement d’Internet, la frontière entre le dedans et le dehors est devenue poreuse : on peut faire de plus en plus de choses en restant chez soi, et cela n’a rien à voir avec une quelconque « addiction aux écrans » dont un nombre grandissant de spécialistes s’accordent pour dire qu’elle n’existe pas La seconde raison de ce phénomène réside dans la perte de confiance des jeunes japonais dans une société qui ne leur fournit aucune perspective d’avenir, et qui ne semble notamment pas capable de leur fournir un travail au sortir de leurs études.
Y a-t-il un traitement ? Le professeur Kunifumi Suzuki, de l’université de Nagoya, propose aux étudiants qui semblent évoluer vers un état de Hikikomori diverses activités de groupe. Leur caractère commun est de développer les motivations aux apprentissages tout en évitant l’aspect compétitif. Ces activités sont accessibles au sein de l’Université ou par Internet : il s’agit d’un Social Networking Service construit par l’Université.
Une spécificité de la culture japonaise?
Faut il craindre le développement de ce phénomène dans les pays occidentaux, et particulièrement en Europe ? Les deux causes mises en avant au Japon pour l’expliquer pourraient le laisser craindre car elles s’y retrouvent. Mais il existe aussi des causes spécifiques à l’archipel qui conduisent à relativiser cette crainte. D’abord, au Japon, les troubles psychologiques présentés par un enfant font rarement l’objet d’une consultation. En premier lieu parce qu’il y a peu de pédopsychiatres, et en second lieu parce que les familles japonaises vivent comme une honte que l’un de leurs enfants semble « anormal ». Ils cherchent avant tout à les cacher, ce qui freine évidemment en retour le développement de la pédopsychiatrie… En outre, au Japon, un jeune qui s’absente de l’école en dehors de toute maladie invalidante constitue une telle cause de honte pour sa famille que celle-ci peut ensuite décider de le cacher aux yeux du monde. Le jeune qui s’était isolé provisoirement se voit condamné à ne plus pouvoir sortir. Sa réinsertion sociale, même s’il en a le désir, est gravement compromise par une culture qui stigmatise de façon durable toute personne
qui a failli un jour à ses engagements.
Ajoutons à cela que quand chacun était assuré de trouver un métier, les parents acceptaient de s’endetter pour permettre à leurs rejetons de faire des études supérieures, mais la montée du chômage – que le Japon n’avait jamais connu, il faut le rappeler – conduit beaucoup d’entre eux à relativiser l’importance du diplôme. Enfin, l’angoisse de beaucoup de parents d’une vieillesse solitaire pourrait conduire à une plus grande tolérance… bien que dans certains cas, les Hikikomori ne parlent même plus avec les membres de leur famille et vivent à un rythme nycthéméral inversé.
Un déboitement du lien social
Bref, il s’agit d’un phénomène complexe associant des facteurs psychologiques, sociaux, culturels et familiaux. Cette pathologie est sociale autant qu’individuelle. Même si certains Hikikomori présentent des troubles de la série psychotique, ils sont d’abord la manifestation d’une crise qu’on peut désigner, faute de mieux la comprendre, comme un déboîtement de l’articulation qui unit un sujet à son tissu social. Mais à une époque où le DSM invite à faire passer le diagnostic de comportement avant la compréhension du symptôme, la tentation est grande d’y voir une nouvelle forme de TED. Des programmes sont d’ailleurs à l’étude afin de repérer les « sujets à risque » dès l’école primaire, voire plus tôt encore. Compte tenu de la situation de la pédopsychiatrie au Japon, il y a tout lieu de penser que le traitement préventif qui sera mis en place relèvera d’abord de la pharmacologie…