Aurions-nous été autant bouleversés si ce n’est pas Notre Dame qui avait brûlé, mais la tour Eiffel ? Probablement oui, dans un premier temps au moins. Les émotions humaines ont une limite et lorsque celle-ci est atteinte, elles ne peuvent pas la dépasser. Voir la tour Eiffel brûler aurait aussi vivement impressionné que le spectacle de la flèche Notre-Dame embrasée. Mais l’émotion à moyen terme aurait-elle été semblable ? En d’autres termes, en quoi Notre-Dame est-il un monument différent des autres ?
Les trois fonctions des monuments
Constatons d’abord qu’il existe de nombreuses formes de monuments,
Une première catégorie concerne des édifices qui n’ont pas été conçus comme des monuments, mais avec le recul, ils symbolisent un moment important de l’histoire d’un pays, voir même de l’humanité. Il s’agit en général de réalisations technologiques impressionnantes. Le Colisée, le pont du Gard et la tour Eiffel en font partie. Ils nous parlent de l’évolution du monde autant que d’un pays.
D’autres monuments ont plutôt pour fonction de rappeler, au-delà d’un événement, les valeurs qui leur sont associées. C’est évidemment le cas de ceux qui célèbrent, dans tous les villages de France, les soldats morts pour la patrie. Ces monuments ne sont pas seulement associés à la mémoire des disparus, ils sont destinés aussi à rappeler des grands principes : la patrie, la liberté, l’héroïsme. Ils veulent témoigner de l’importance de valeurs universelles.
Enfin, il existe des monuments qui ont pour vocation de mobiliser des expériences intenses de telle façon que leur message s’inscrive dans le corps même de leurs visiteurs. Ceux qui les visitent ont le désir gravir leur sommet ou de descendre au plus profond de leurs fondations à la recherche de sensations inoubliables. Bien avant que des travaux scientifiques ne montrent l’importance des émotions dans la capacité de s’approprier un message, l’homme avait déjà construit depuis longtemps des monuments basés sur ce principe.
Mais il n’y a de monuments importants que ceux qui associent trois fonctions complémentaires, et c’est le cas de Notre dame de Paris.
Notre Dame, carrefour de significations
Tout d’abord, Notre Dame témoigne de nombreux événements importants qui ont marqué l’histoire de la France : après avoir célébré les rois, puis avoir accueilli le couronnement de Napoléon, Notre-Dame est devenu le temple de grands événements républicains. Et parce que les émotions qui ont accompagné ces expériences concernent toutes les catégories sociales, l’imaginaire de ce bâtiment les concerne également toutes.
En même temps, l’imaginaire associé à Notre Dame est inséparable du drame humain universel dont Victor Hugo en a fait le théâtre. Chaque génération de Français a rêvé sur ce texte, que ce soit sur le roman initial, sur les extraits et les versions plus ou moins abrégées lues par des générations de collégiens, ou encore sur le film « Le bossu de Notre-Dame » des ateliers Disney. Ce roman nous invite à nous souvenir que la beauté du cœur est plus belle que celle du corps.
Enfin, les émotions auxquelles chaque visiteur de Notre Dame est convié ne sont pas seulement exceptionnelles, comme celles que l’on pourrait éprouver en montant au sommet de la tour Eiffel. Elles sont intérieures. Les caractéristiques architecturales de cette cathédrale créent chez ses visiteurs une aspiration à élever leur pensée de telle façon que cette expérience s’imprime durablement dans leur esprit.
L’indispensable contre point d’un pouvoir centralisé
Mais à tout cela, Notre-Dame ajoute encore la magie de son nom et des résonances qui lui sont associées. Qu’elle se soit appelée Saint Paul ou Saint-Pierre aurait probablement tout changé dans l’imaginaire national. La France est traditionnellement un pays très centralisé, placé sous la direction d’un roi, d’un empereur, et aujourd’hui d’un président bénéficiant d’un régime qui lui donne des pouvoirs exceptionnels, notamment dans le domaine militaire. Autrement dit, ce pouvoir central est associé aux signes de l’autorité virile, pour ne pas dire conquérante. Dans l’imaginaire collectif, Notre-Dame en est comme le contre point. Elle incarne la protection maternelle comme un indispensable complément au pouvoir masculin centralisé. Et elle n’est pas seulement « Dame », elle est aussi « nôtre », autrement dit partagée. La protection qu’elle offre à chacun crée une dépendance réciproque entre tous ceux qu’elle relie dans sa bienveillance.