La première révolution engagée par la culture numérique est culturelle
La culture du livre est une culture de l’un, dominée par une conception verticale du savoir : celui qui sait écrit un livre pour ceux qui ignorent. Par le livre, ils accèdent à la connaissance du clerc, ou du savant. Elle est en cela inséparable du monothéisme.
La culture des écrans est au contraire une culture qui privilégie les relations horizontales : son modèle est l’encyclopédie Wikipédia. C’est une culture du multiple, voire du métissage, du multiculturalisme, et pourquoi pas du polythéisme. Avec les écrans, apparaît l’idée d’une « intelligence globale » et d’un partage en temps réel des connaissances. Alors que la culture du livre se caractérise par l’association d’un livre, d’un crayon et d’un cahier par élève, la culture numérique est celle du travail en réseau. C’est pourquoi il serait absurde de vouloir introduire un écran par enfant. Les écrans doivent être d’abord un espace de co-réflexion et de co-construction dans un effort de s’écouter et de se comprendre, sous peine de se transformer très vite en outil de retrait du monde. En primaire et en début de collège, la règle doit être d’un écran pour trois ou quatre enfants, et absolument pas d’un écran par enfant. C’est dans le travail mené par plusieurs face à un seul écran que les enfants intériorisent les règles du travail en réseau qu’ils mettront ensuite en pratique quand ils se retrouveront seul face à un écran.
La seconde révolution engagée par la culture numérique est cognitive.
Si la culture du livre était capable de relayer toutes nos possibilités psychiques, la culture numérique n’aurait jamais été inventée ! Et en effet, nous nous apercevons de plus en plus qu’elle cultive des processus cognitifs et des stratégies d’apprentissage que la culture du livre laissait en friche.
1. La culture numérique ne favorise pas la mémoire événementielle, comme la culture du livre, mais la mémoire de travail. En effet, quand nous lisons un livre, nous sommes obligés de nous souvenir de ce que nous avons lu dans les pages précédentes, de suivre une narration, et le livre est naturellement un support d’apprentissage par cœur. Mais l’être humain a toujours été confronté, et il l’est de plus en plus, à la nécessité de travailler avec diverses sources, à les croiser, à les concilier, à les comparer, et à en tirer une information pour un usage précis. C’est ce qu’on appelle la mémoire de travail : maintenir et manipuler des informations et des instructions, éventuellement en nous appuyant sur des documents que nous avons devant nous, mais plus souvent et plus efficacement en exerçant ces tâches de façon mentale. Les écrans interactifs favorisent cette mémoire de travail, permet de la cultiver chez l’enfant et de la rendre plus efficiente.
2. La culture numérique ne favorise pas la pensée linéaire, comme la culture du livre, mais la pensée en réseau, circulaire et fonctionnant plus par analogies et contiguïtés que par continuité. L’organisation spatiale prime sur l’organisation temporelle.
3. La culture numérique ne favorise pas une pensée qui exclue les contraires, comme la culture du livre, mais elle les accepte. Son paradigme est l’image dans laquelle les contraires coexistent.
4. Enfin, là où la culture du livre favorise plutôt les automatismes, voire les habitudes, la culture des écrans favorise l’inhibition au sens positif du terme : elle apprend à rompre les habitudes mentales, comme dans les jeux vidéo où le joueur ne peut réussir chaque nouveau niveau qu’en étant capable d’oublier la stratégie gagnante qu’il a utilisée au niveau précédent. Là où la culture du livre encourage la recherche des analogies (reconnaître des styles, des écoles, des procédés littéraires), la culture des écrans favorise la capacité de s’ajuster aux changements.
La troisième révolution engagée par la culture numérique est psychique.
Les technologies numériques modifient enfin le fonctionnement psychique de plusieurs façons.
1. Tout d’abord, l’identité se démultiplie. Le Moi n’est plus la propriété privée d’un individu, mais une construction à chaque fois tributaire des interactions. Le psychisme humain est un dispositif d’interaction intériorisé qui se complète et se nuance sans cesse sous l’effet de nouvelles communications. A chaque moment, il en est de nos identités comme des vêtements dans notre garde-robe. Nous les essayons à la recherche de notre personnalité décidemment insaisissable. Les identités multiples et les identifications flottantes définissent une nouvelle normalité dont la plasticité est la valeur ajoutée, tandis que l’ancienne norme du « moi fort intégré » est disqualifiée en psychorigidité. Quant à la pathologie, elle ne commence que quand ses identités échappent au sujet et qu’il devient incapable de différencier le dedans du dehors, l’intériorité de l’extériorité.
2. Ensuite, avec les technologies numériques, le clivage s’impose comme mécanisme défensif prévalent sur le refoulement. Sur Internet, en effet, aucun contenu n’est réprimé et tous sont accessibles instantanément par l’ouverture d’une « fenêtre » : c’est le système « windows ». Or cette logique correspond exactement à ce qui se passe lorsque, dans le clivage, nous sommes capable de penser à une chose, et aussitôt après de l’oublier comme si elle n’avait jamais existée. Du coup, les contraires peuvent y coexister sans s’exclure. Cela renforce le processus du clivage aux dépends du refoulement, avec des effets considérables sur l’éducation.
3. Enfin, Internet reproduit la caractéristique de notre mémoire qui est d’être un espace d’invention permanente dans lequel rien n’est daté de telle façon que le passé peut toujours être confondu avec le présent. Alors que la culture du livre fait une grande place à la succession et à la narration (avec un avant, un pendant, un après et un conditionnel), celle des écrans se déroule dans un éternel présent
Ces trois révolutions ne font pas de la culture des écrans une « sous culture » inférieure celle du livre, mais une culture différente, chacune avec ses points forts et ses faiblesses, ses excès et ses impasses. Abandonnons alors les penseurs catastrophistes à leurs ratiocinations morbides et prenons plutôt le temps de nous familiariser avec ces deux cultures : nous apprendrons ainsi à passer de l’une à l’autre pour ce que chacune porte de meilleur, et nous pourrons l’enseigner à nos enfants, pour leur bonheur.