Dans ses jeux spontanés, l’enfant ne cesse pas de détourner les objets qu’il utilise pour les faire servir à ses intentions. Dans ses mains, une banane devient un téléphone ou tout aussi bien un pistolet. Nous pouvons dire qu’il virtualise les objets du quotidien pour les actualiser dans de nouveaux usages. L’enfant manifeste en cela une plasticité psychique et une capacité d’invention que l’adulte peut lui envier !
Le jeu théâtral est basé sur le même principe. Des accessoires de carton y sont manipulés comme s’il s’agissait des vrais objets correspondants – par exemple un morceau de bois noir « est » un pistolet sur la scène -, et une tendance du théâtre actuel est même de faire jouer des rôles différents à des objets peu différenciés. C’est ainsi qu’un simple cube peut jouer représenter successivement un siège, une table, un buffet, voire un animal. Le spectateur est invité suivre l’acteur et à virtualiser à chaque fois la fonction qu’il a précédemment prêtée à l’objet pour l’actualiser dans une autre.
Or les technologies numériques ont produit un changement considérable en donnant à chacun la capacité de virtualiser un rôle et d’en actualiser un autre en une fraction de seconde, exactement comme les enfants et les acteurs l’avaient toujours fait. Le Web 2.0, ou web communautaire, insère en effet chaque internaute dans une multitude de réseaux de telle façon que les rôles que chacun est amené à interpréter sont de plus en plus nombreux et diversifiés. L’usage de plus en plus précoce des réseaux sociaux apprend aux jeunes utilisateurs à rejoindre et à quitter en douceur des communautés virtuelles dans lesquelles ils mettent chaque fois en scène une identité, aussi bien psychique que sociale. À la limite, la vie devient pour eux une juxtaposition de scènes de théâtre où ils doivent être capables de changer en permanence de rôle… c’est-à-dire finalement d’identité.
L’idée que chacun a plusieurs identités a été lancée par Erving Goffman à la fin des années 1950, c’est-à-dire à l’apogée de l’ère de la télévision . Pour lui, tout comportement social intentionnel était théâtral par nature, en ce sens que nous répétons « en coulisses », c’est-à-dire le plus souvent mentalement, les répliques que nous disons ensuite « sur scène », c’est-à-dire dans la situation relationnelle où nous sommes impliqués. Cette redéfinition de l’identité en termes relationnels a rapidement trouvé un équivalent en psychanalyse : l’enfant ne grandirait pas en intériorisant des interdits qui lui permettraient de maîtriser et de socialiser ses pulsions supposées originellement « sauvages », comme l’avait supposé Freud. Il construirait en même temps ses différentes instances psychiques – le Ça, le Moi et le Surmoi – comme le résultat de ses diverses interactions avec son environnement. L’identité n’est plus une propriété stable de chaque individu. C’est une fiction à chaque fois différente, tributaire des interactions avec les autres et validée par un consensus .
Mais la nature ludique d’un grand nombre de ces réseaux – qu’on pense aux jeux vidéo en ligne – conduit à relativiser l’idée d’un jeu social à visée strictement utilitariste, comme aurait pu nous le faire croire Erving Goffman. Jouer un rôle n’est pas forcément une manière de s’imposer une discipline pour parvenir à manipuler ses interlocuteurs, c’est d’abord, et avant tout, une façon de jouer pour le plaisir. L’explosion des communautés virtuelles sur Internet le montre. L’expérience du jeu, avec l’alternance qu’elle suppose de virtualisation et d’actualisation, s’est universalisée.