La stratégie de la peur est-elle efficace contre les abus d’écrans ?

par | 5 juillet 2016 | Blog, Dessin, Éducation, Images, Violence

Est-il légitime d’utiliser la peur pour inciter les gens à adopter des comportements qui soient moins nuisibles à leur santé ? Cela semble aujourd’hui accepté pour ce qui concerne la consommation de substances toxiques, notamment le tabac. Mais la même stratégie peut-elle permettre d’inciter les parents à mieux cadrer la consommation d’écrans de leurs enfants ? C’est ce que pensent quelques adversaires résolus des écrans distractifs qui ont décidé de médiatiser largement des dessins d’enfants très déstructurés en les présentant comme la conséquence d’un abus d’écran. Une stratégie discutable d’un point de vue scientifique, et d’une efficacité douteuse.

Une étude alarmiste appuyée sur des dessins contestables

La chose est faussement présentée sur Internet comme « Etude de l’Inserm sur l’impact de la télévision sur les enfants », mais il s’agit en réalité d’une recherche menée dans les années 2000 par le Docteur Winterstein. Elle a fait l’objet d’un article dans Courrier International, accompagné des dessins qui sont aujourd’hui relayés sur Internet, et d’un autre publié dans le mensuel Psychologies, en janvier 2006. Puis plus personne n’en a parlé… Je l’ai reprise sur mon blog le 17 février 2008, sous le titre « L’enfant privé de corps par les écrans », afin de lui redonner un écho, en même temps que dans mon ouvrage intitulé Les dangers de la télé pour les bébés, paru la même année aux éditions Yapaka.be. Dans les deux cas, je me suis toutefois bien gardé d’en reproduire les fameux dessins, et pour cause ! Qu’une consommation télévisuelle supérieure à trois heures par jour malmène la représentation qu’un enfant peut avoir de son schéma corporel ne fait guère de doute, mais montrer quelques dessins totalement déstructurés choisis parmi un corpus considérable pour tenter d’en convaincre l’opinion est plus discutable, sauf à décider de jouer la stratégie de la peur.

La propagande aide-t-elle à la diffusion scientifique ?

L’étude du Docteur Winterstein a peut-être une validité scientifique – bien qu’aucune autre étude du même genre n’ait jamais été réalisée -, mais les quelques dessins présentés pour « convaincre » n’en ont assurément aucune. Ils ne sont représentatifs de rien, car personne ne sait comment ils ont été sélectionnés. C’est comme si on avait choisi parmi une centaine de personnes âgées passant une partie de leur journée devant la télévision cinq d’entre elles ayant les pieds gonflés et violacées, et que les images en soient reproduites avec le slogan : « Elles ont trop regardé la télé » ! Le diabète et l’artérite peuvent s’en mêler, et dans le cas des dessins d’enfants présentés « à charge des écrans », l’autisme et la psychose pourraient bien être les principaux responsables des plus impressionnants de ces dessins. Bref, s’appuyer sur ces quelques dessins pour vouloir convaincre que regarder la télévision plus de trois heures par jour produit les signes de l’autisme relève plus de la propagande que de la vulgarisation scientifique. Ceux qui mettent en avant ces images pensent-ils légitime d’utiliser à leur profit les stratégies publicitaires qu’ils sont pourtant les premiers à condamner par ailleurs ? En termes d’éthique scientifique, cette attitude est problématique. En termes d’efficacité, elle ne l’est pas moins.
Evidemment, ceux qui sont convaincus que la télévision est un poison applaudiront aussitôt. Le succès est d’autant plus assuré sur Internet que les surfeurs constituent souvent une population déjà convaincue des méfaits de la télé. Comme me disait un adolescent : « Mes parents m’ont puni en m’enlevant mon ordi, alors j’ai perdu mon temps en regardant la télé. » Mais en plus, rien ne montre que les mises en garde répétées, alarmistes et culpabilisatrices de l’Académie Américaine de Pédiatrie aient de quelque façon fait baisser la consommation de télévision dans les foyers américains…

Préférer la stratégie de l’empathie

Mais pourquoi une stratégie de la peur efficace sur les consommations de tabac ou d’alcool le serait-elle moins pour la consommation de télévision, et notamment pour la tendance de beaucoup de parents, de nourrices – ou même d’établissements scolaires ! -, de mettre les jeunes enfants devant les écrans ?
Parce que, dans ce cas, l’usager n’est pas seulement invité à modifier un comportement qui lui aurait jusque-là nui à lui-même, comme c’est le cas avec le tabac ou l’alcool. La reconnaissance du caractère dangereux de la télévision pour les jeunes enfants n’engage pas seulement les parents à leur imaginer un avenir meilleur sans télé, cela les confronte aussi à la honte d’avoir fait du mal à ceux qu’ils aiment, et même beaucoup de mal si on en croit le caractère déstructuré des fameux dessins. Et cette honte, pour ceux qui ne sont pas aidés à la traverser, est ingérable ! Pour un parent aimant – et lequel ne l’est pas ?-, se dire : « J’ai laissé mon enfant devant la télévision plusieurs heures par jour quand il avait deux ans, et je comprends que cela lui a fait beaucoup de mal », relève de l’héroïsme. Quant à se dire : « Et c’est aussi pour cela qu’il a de mauvais résultats aujourd’hui à l’école », c’est quasiment impossible. Quant à ceux qui allument la télévision d’abord pour eux-mêmes, ils s’accommoderont parfaitement de faire cohabiter la culpabilité de mal faire et le plaisir de faire comme si de rien n’était. Cela s’appelle le clivage est l’être humain en est largement pourvu. Enfin, un tel message peut produire chez certains l’impression que le mal est déjà fait et qu’il n’y aurait plus rien à faire. C’est pourquoi dans le domaine éducatif, les stratégies de l’empathie sont meilleures que celles de la peur, et qu’il est préférable de ne jamais diffuser un message relatif à une tranche d’âge sans l’accompagner d’autres messages pour des tranches d’âge plus avancées.

C’est l’objectif de la campagne « 3,6,9,12 ». Ses slogans ? « Avant 3 ans : jouez, parlez, arrêtez la télé ; de 3 ans à 6 ans : limitez les écrans, partagez-les, parlez-en en famille ; de 6 ans à 9 ans : créez avec les écrans, expliquez Internet à votre enfant ; de 9 ans à 12 ans : apprenez-lui à se protéger et à protéger ses échanges ; après 12 ans : restez disponibles, il a encore besoin de vous ! »