La revue Canard PC a consacré récemment un numéro à la question de l’addiction aux jeux vidéo, bien évidemment titré « Tous addicts ? ». Mais qu’est-ce qui a bien pu justifier le lancement d’un tel sujet à un moment où pratiquement l’ensemble de la communauté internationale est en train de renoncer à définir les pathologies liées à l’usage excessif des jeux vidéo en termes d’addiction, notamment chez l’enfant et l’adolescent ? Est-ce parce que l’utilisation du mot est devenu un argument marketing pour des campagnes qui prétendent vendre des jeux en mettant en avant leur caractère « addictogène » ? En tous cas, à ce jour, aucune classification internationale ne retient l’existence d’une « addiction » aux jeux vidéo: ni le DSM de l’American Psychiatric Association (APA), ni la classification internationale des maladies mentales de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). En France, l’Académie de médecine a déclaré en 2012 qu’il était impropre d’utiliser ce mot pour les adolescents, suivie par l’Académie des sciences en 2013. Revenons alors aux origines du quiproquo.
Les addictions sans substances
L’idée qu’il puisse exister une addiction aux jeux vidéo est inséparable de la définition qu’Aviel Goodman a donné, au début des années 1990, de ce qu’il a appelé « les addictions sans substance ». Le problème est qu’Aviel Goodman n’a pas donné une seule définition autour de laquelle il aurait été possible de s’entendre, mais plusieurs successivement. Dans un premier temps, il a déclaré que l’addiction sans substance se définissait comme un comportement associant trois caractères : la perte du contrôle des impulsions qui rend impossible le fait de s’empêcher d’accomplir une action qu’on désire très fortement ; la compulsion qui signifie le soulagement éprouvé à l’accomplissement de cette action ; et la poursuite du comportement malgré ses conséquences négatives. Mais dans un deuxième temps, le même Aviel Goodman a déclaré que la seule perte du contrôle des impulsions, ou la seule compulsion, suffisait à définir l’existence d’une addiction à partir du moment où ce caractère était associé à la poursuite du comportement malgré ses conséquences négatives. Bref, la définition des « addictions sans substance » était d’emblée conflictuelle. A ce jour, la seule à avoir été reconnue est l’addiction aux jeux d’argent. Ajoutons à ces difficultés celles de la traduction: le mot addiction correspondrait plutôt au français « toxicomanie » à cause du caractère très négatif qui lui est associé, tandis que dependency correspondrait à « addiction » et dependence à « dépendance ». Hélas, addiction est traduit par « addiction » tandis que dependency et dependence sont traduits tous les deux par « dépendance »… On imagine facilement tous les quiproquos qui en résultent.
Des arguments cliniques et biologiques contre le modèle de l’addiction
Mais pourquoi la communauté internationale a-t-elle renoncé à parler d’addiction aux jeux vidéo ? C’est que cette idée est contredite à la fois par l’existence d’arguments cliniques et biologiques. Sur le plan clinique, la pratique excessive d’Internet ou des jeux vidéo ne s’accompagne en effet ni de syndrome de sevrage, ni de rechute : les usagers pathologiques deviennent facilement des usagers occasionnels. La seconde série de raisons est d’ordre biologique. Alors que certains addictologues cherchent à faire valoir depuis une quinzaine d’années l’idée que tout ce qui fait plaisir peut devenir un objet d’addiction (qu’il s’agisse de l’amour, du sexe, de la crème au chocolat, ou des voitures de course…), il semble bien que les circuits biologiques impliqués dans l’obtention du plaisir d’un côté et ceux impliqués dans le développement d’une addiction de l’autre soient indépendants. Le plaisir résulterait d’un circuit impliquant la dopamine tandis que l’addiction résulterait d’une perturbation d’un autre circuit placé sous la dépendance d’une balance entre noradrénaline et sérotonine (rapport de l’INSERM de 2005). Une addiction possible aux jeux vidéo ne se développerait que chez des individus dont la réactivité du système central a déjà été modifiée, soit par des substances toxiques qui ont pour particularité de dérégler cette balance (en tout premier lieu le tabac), soit à l’occasion de troubles psychiques préexistants à l’utilisation d’Internet ou des jeux vidéo.
Addiction ou toxicité ?
Toutes ces raisons incitent à établir une distinction nette entre toxicité et addiction. La toxicité est associée au produit lui-même. Par exemple, il y a des aliments qui n’ont aucune toxicité quelle que soit la quantité qu’on en consomme, comme la plupart des légumes, tandis que d’autres aliments peuvent avoir une potentialité toxique comme les charcuteries. Cela ne signifie pas pour autant que manger du lard tous les jours constitue une addiction. Mais alors, pourquoi le concept d’addiction a-t-il flambé autour des jeux vidéo ? Pourquoi ne s’est-on pas contenté de parler de toxicité, tout au moins pour certains d’entre eux ? Parce que la toxicité désigne le produit tandis que l’addiction désigne le comportement. Or les fabricants de jeux vidéo, qui bien souvent tiennent un certain nombre de médias, avaient tout intérêt à diffuser l’idée que la dangerosité des jeux vidéo était liée à des usages bien plus qu’au produit lui-même. D’où ce projecteur braqué sur l’addiction et cette sous-estimation de la toxicité possible. Parler des jeux vidéo comme un produit susceptible de présenter une certaine toxicité ne veut pas dire pour autant que ce média soit stigmatisé. Le livre aussi peut présenter une certaine toxicité : citons seulement les Souffrances du jeune Werther qui a provoqué une épidémie de suicide en Europe après sa publication par Goethe, le célébrissime Mein Kampf dont on sait les ravages qu’il a provoqués dans les consciences et dans les faits ou encore le Petit Livre rouge de Mao Zedong. Mais qu’un chinois n’ait pas pu s’empêcher de lire le Petit Livre rouge tous les jours pendant la révolution culturelle ne signifiait pas qu’il avait une addiction. Cela signifiait qu’il consommait un produit toxique sans aucun recul et que cette absence de recul était préjudiciable à la construction d’une représentation correcte du monde.
Des interactions sensori motrices et des interactions narratives
Revenons aux jeux vidéo. Ils ont eux aussi une potentialité toxique organisée autour de la possibilité de s’adonner à eux sans aucun recul. Certains jeux favorisent ce mode d’interaction que j’ai qualifié ailleurs de « sensori moteur » dans la mesure où il associe des sensations et des réponses motrices immédiates, ne met en jeu que des émotions simples comme le stress, et favorise l’immersion sans recul. Le jeu vidéo n’a pas inventé ce type d’interaction qui est également au premier plan dans la pratique du flipper ou du baby-foot. Il existe parallèlement d’autres interactions que j’ai proposé d’appeler « narratives » : les sensations y sont moins importantes et les réponses moins immédiates : il faut réfléchir avant d’agir, d’autant plus que les émotions mobilisées sont souvent de l’ordre de l’identification et de l’empathie et mobilisent une rivalité et une initiation. Ces interactions narratives correspondent donc à des moments de recul par rapport au jeu. Dans le jeu non pathologique, il y a alternance des interactions sensorimotrices et des interactions narratives. Au contraire, dans le jeu pathologique, les interactions sensorimotrices deviennent exclusives, soit parce que le jeu n’en permet pas d’autres, soit parce que le joueur fait le choix de les privilégier. L’activité de jeu devient alors rapidement compulsive et dissociée. Le joueur ne joue plus par plaisir mais pour fuir un déplaisir. Le jeu devient un refuge.
La mal nommée « addiction aux jeux vidéo » ne justifie donc certainement pas un plan d’action nationale comme cela a pu être évoqué il y a une dizaine d’années… ni même peut-être un numéro spécial de Canard PC. Mais encore une fois, la toxicité des jeux vidéo existe bel et bien. Ni plus ni moins importante que celle du livre, de l’automobile, ou d’une activité sportive pratiquée sans freins ni précautions. La question, on le voit, est de savoir si nous continuerons à utiliser le modèle de l’addiction qui repose sur la culpabilisation de certains usagers ou bien si nous saurons y renoncer pour nous engager résolument dans une analyse des caractéristiques potentiellement toxiques d’un grand nombre d’éléments culturels que l’être humain produit : sans angélisme ni diabolisation.