On me demande parfois quelle est la différence, du point de vue des images, entre le refoulement et le clivage. Ces mots désignent, rappelons le, deux mécanismes psychiques normaux de défense dont seuls les excès sont problématiques. Leurs différences sont nombreuses, mais l’exposition du photographe Mapplethorpe qui se tient en ce moment à Paris me donne l’occasion d’en évoquer quelques unes. Elle a en effet suscité chez un couple de mes amis deux attitudes totalement différentes. Or l’un des deux souffre d’un refoulement excessif tandis que chez l’autre, c’est plutôt de clivage !
Commençons par la femme. Elle a grandi dans une famille dans laquelle sévissait un oncle pédophile. Ses agissements coupables hantaient les consciences, bien qu’il soit évidemment tabou d’en parler. Du coup, le moindre contact de proximité tendre entre un enfant et un adulte suscitait la hantise de basculer dans le même travers. Chacun, plus ou moins consciemment, surveillait tout le monde, et chacun se savait surveillé par tous. Cette jeune femme a donc grandi sans contacts de proximité tendre, notamment de la part de son père, et cette absence de contact physique était évidemment aussi une absence de contact émotionnel. Elle a dû se débrouiller avec des désirs de rapprochement qui n’ont jamais pu trouver dans sa réalité vécue une forme adaptée. Autrement dit, elle n’a jamais pu nuancer par des expériences concrètes et réelles les désirs de rapprochement intenses que peut vivre un jeune enfant, désirs d’autant plus intenses qu’ils sont à cet âge marqués par des représentations encore imprégnées d’oralité. Cette femme a donc dû refouler précocement ses désirs de rapprochement et sa curiosité sexuelle vécus comme dangereux.
Son mari, au contraire, a grandi avec des parents qui participaient totalement à l‘idéologie libertaire des années 1970. Non seulement ils ne se cachaient pas pour faire l’amour, mais il n’était pas rare que, tout-petit, ce garçon voit son père ou sa mère le faire avec un autre homme ou une autre femme. Ces scènes étaient évidemment d’autant plus troublantes pour lui qu’à cet âge, il est parfois difficile de faire la différence entre une scène sexuelle dans laquelle chacun des deux partenaires manifeste bruyamment son plaisir et une scène sadomasochiste dans laquelle les cris ont une signification différente. Ce garçon n’a pas pu utiliser pour s’en protéger le refoulement car ce mécanisme de défense porte sur les désirs et pas sur les expériences concrètes vécues. Il a enfermé dans un coin de son esprit les scènes qui l’empêchaient de se construire une représentation du monde adaptée à son âge, c’est-à-dire dans laquelle la sexualité soit imaginée, mais sans confrontation sensorielle directe avec elle. Il a donc grandi en utilisant comme mécanisme de défense privilégié le clivage.
Du coup, l’un et l’autre fonctionnent bien différemment. Elle se sent mal à l’aise d’être touchée et en éprouve de l’angoisse, tandis que lui est paralysé par ses désirs car il craint toujours d’accomplir des actes sexuels sans contrôle, voire agressifs. Il lutte en permanence contre l’angoisse d’une sexualité débridée et a choisi pour cela une femme qui, dans la mesure où elle refuse de se laisser toucher, l’oblige à refouler ses désirs pour elle. Tout petit, il n’a pas installé le refoulement, mais il s’est mis dans la situation, une fois adulte, d’être obligé de le pratiquer… Ainsi d’ailleurs en est il souvent.
Arrive l’exposition Mappelthorpe. La femme, en proie au refoulement, craint de réveiller des désirs frappés d’interdits et refuse d’y aller. Mais son mari, du fait des situations traumatiques qu’il a vécues quand il était enfant, cherche des images qui lui permettent d’aborder celles-ci latéralement. Il hésite, y va, en ressort bouleversé, mais content. Il ne sait pas trop pourquoi, mais la raison est compréhensible : il a commencé à greffer à l’intérieur de lui des représentations à partir desquelles il peut commencer à se donner des images culturelles d’événements bien réels qu’il a vécus et qui le hantent. La recherche d’images érotiques et/ou pornographiques esthétisantes est le moyen pour lui de tenter de dépasser son clivage et d’installer un refoulement en lien avec la culture.
Ce couple nous permet de mieux comprendre quelques différences entre le refoulement et le clivage. 1) Le refoulement porte sur des désirs dont l’expression est interdite alors que le clivage porte sur des événements vécus de façon traumatique. 2) Dans le refoulement, les représentations psychiques liées aux désirs condamnés sont écartés dans une culpabilité qui n’en finit jamais, tandis que dans le clivage, des sensations, des émotions et des pensées associés à une situation traumatique sont enterrés dans un coin de la vie psychique, un peu comme un antivirus met les virus « en quarantaine » sans les transformer. 3) Dans le refoulement, les émotions sont déplacées vers d’autres représentations acceptables qui nourrissent la culture, aussi bien artistique que scientifique, tandis que dans le clivage, elles restent en souffrance, et font toujours courir le risque de se mettre dans des situations semblables. 4) Du coup, dans le refoulement, le « ratage » s’impose sous la forme du « retour d’un refoulé », c’est-à-dire d’un symptôme qui entretient un lien symbolique avec le contenu du désir refoulé, tandis que la personne qui s’est défendue d’une situation éprouvante par le clivage court le risque d’être régulièrement replongée dans son traumatisme comme s’il s’agissait de son présent : les attitudes, les mimiques, les émotions et les pensées qu’il y a vécus s’imposent parfois brutalement à lui sans aucun recul. Une telle confusion entre le passé et le présent n’existe pas dans le refoulement. 5) Enfin, le travail thérapeutique – y compris auto thérapeutique – est différent: dans le refoulement, il s’agit de déculpabiliser des désirs légitimes, tandis que dans le clivage, il s’agit de cerner les moments où le sujet est tenté de reproduire des gestes et des attitudes en lien avec la situation traumatique inaugurale, afin de lui permettre de s’en donner des représentations acceptables et de les considérer comme faisant partie de sa vie psychique.
Alors, je vous propose un test : aller voir l’exposition Mapplethorpe. Si vous en êtes scandalisé, vous souffrez probablement de refoulement excessif ; si vous en ressortez écoeuré et malade, interrogez vous sur l’existence chez vous d’un clivage problématique ; et si vous en êtes bouleversé et content, c’est probablement que vous êtes plutôt du côté d’un clivage en voie de résolution… Il est bien évident que vous pouvez être un peu de tous les côtés à la fois parce que vous avez pu vivre des événements différents que vous gérez à des rythmes différents . En tous cas, ne perdez pas cette occasion de mieux vous connaître. Et bonne visite!