Dans Les jeux et les hommes, publié en 1956, Roger Caillois évoque deux passions présentes depuis l’aube de l’humanité : le goût du travestissement et celui du vertige. La première entrouvre les portes du mystère, la seconde celles de la stupeur et de la frénésie. Ces deux passions sont si puissantes, nous dit Roger Caillois, que toutes les cultures ont tenté d’en canaliser les effets. Et pour mieux y parvenir, la société moderne a choisi de les séparer… et d’en faire deux marchés cantonnés dans des espaces séparés.
C’est ainsi que le masque des sociétés traditionnelles, séparé de la transe et de la rencontre privilégiée avec les Dieux, s’est réduit au loup des bals masqués et aux visages grotesques des Carnavals. Quant à la quête du vertige, elle a été isolée sur les champs de foire et les parcs d’attractions. Dans ces espaces séparés du monde quotidien par des portiques et des enseignes lumineuses, tout est calculé pour susciter des sensations extrêmes. Certaines machines soumettent les volontaires à des accélérations et décélérations rapides, à des montées et des descentes, à des chutes et à des secousses… D’autres machines leur procurent des émotions exceptionnelles : c’est le cas des labyrinthes de miroirs, des trains fantômes et des châteaux hantés. Enfin, les baraques de tir et de jets de balles invitent ceux qui en ont le désir à passer leur colère sur des pipes ou des pantins de bois. Les plaisirs codifiés de la fête proposent ainsi de vivre des excitations et des frissons inhabituels, mais sans jamais cesser de rester soi-même. En effet, l’anonymat en est proscrit. Si quelques masques se promènent parfois dans le parc d’attraction, ils restent l’exception et leurs évolutions sont rigoureusement contrôlées par les propriétaires du lieu.
C’est cette séparation rigoureuse à laquelle les jeux vidéo mettent fin. Mais la logique qui préide aux retrouvailles du masque et du vertige est la même que celle qui a provoquée leur séparation : la recherche du profit. Dans les mondes virtuels comme dans les traditionnelles fêtes foraines, les volontaires payent un ticket d’accès pour éprouver des émotions et des sensations sans commune mesure avec celles de leur vie quotidienne. Mais, au lieu de se s’engager directement dans les attractions qui leur sont proposées, ils le font en ayant au préalable choisi un masque qu’on désigne sous le nom d’avatar. Le problème est que cette rencontre du masque et du vertige suscite des énergies explosives qui risquent d’échapper à ceux-là mêmes qui prétendent les manipuler…