Avec Internet, la prise d’images est devenue inséparable du fait de les partager en temps réel avec ses amis, voire avec des inconnus. La dernière innovation en date s’appelle Snapchat . Elle permet d’envoyer une photographie (ou un texto) qui s’autodétruit au bout de quelques secondes.
Des images échangées sans trace
Grâce aux adolescents qui en font un grand usage, Snapchat est dans le top 10 des applications smartphones à télécharger. L’image envoyée ne laisse aucune trace, sauf le souvenir que chacun en garde et dont il pourra d’ailleurs finir par douter tant la photo lui est apparue peu de temps. Une utilisation privilégiée s’est aussitôt dégagée, que les adolescents ont appelé « sexter » – mot fabriqué à partir de « sexe » et « texto ». « Sexter », c’est s’envoyer des photographies à forte connotation sexuelle sans qu’elles puissent être archivées nulle part. C’est comme une exhibition ponctuelle, échappant à toute empreinte numérique et qu’on ne peut capturer qu’avec les yeux.
De la photographie comme mémoire à la photographie comme lien
Ainsi, avec le numérique, la photographie devient elle de moins en moins un support de mémoire et de plus en plus un support de construction identitaire et de lien social. Ce qui était une fonction secondaire aux temps de l’argentique devient sa fonction principale, tandis que ce qui était sa fonction principale tend à s’estomper. Car pendant longtemps, c’est pratiquement exclusivement par rapport à la mémoire que la photographie s’est définie. Qu’on se rappelle Pierre Bourdieu et son travail sur la photographie comme art moyen, ou Roland Barthes et ses épanchements nostalgiques sur une photographie de sa mère enfant… qu’il ne montre jamais. Dans chaque famille, la photographie était utilisée pour « immortaliser » les grands moments, … ou créer une mythologie qui fasse oublier la réalité. Ainsi trouvait-on côte à côte dans les albums des images destinées à témoigner de la réalité d’un événement, et d’autres à faire oublier un épisode douloureux que chacun voulait se cacher. Dans le premier cas, la photographie montrait par exemple une fête très réussie et permettait à chacun de s’en souvenir. Dans le second, elle associait à une certaine date des visages souriants alors que cette période avait pu être troublée par un événement grave, comme une brouille familiale, l’annonce d’une maladie ou celle d’une rupture.
Symboliser des relations de confiance à travers des gestes concrets
Ces pratiques n’ont pas disparu, mais de nouvelles sont apparues qui les ont reléguées au second plan. Avec le numérique, chacun se met en scène, moins pour s’exhiber comme le craignent beaucoup d’adultes, que pour créer des liens et plus encore symboliser des relations de confiance à travers des gestes concrets, comme de donner à quelqu’un son code secret sur Facebook, ou de lui envoyer un sexto. Ce n’est pas absolument nouveau. Doisneau disait déjà : « On ne fait des photographies que pour les montrer à ses amis », autrement dit pour partager avec eux des liens privilégiés. Mais l’innovation numérique permet de satisfaire ce désir à une large échelle. Alors que la photographie argentique était avant tout un moyen pour le photographe de symboliser son rapport personnel au monde en s’en donnant une image , la photographie numérique, et plus encore l’utilisation qu’en font les jeunes aujourd’hui, y ajoute la possibilité de symboliser les liens et la qualité de la relation aux autres. Bien loin d’être le témoignage d’un « déficit de symbolisation », comme le craignent certains psychanalystes qui confondent encore symbolisation et langage parlé/écrit, ces nouvelles pratiques adolescentes sont l’occasion d’en explorer de nouvelles, organisées autour de l’image et du geste. Cette révolution là, elle aussi, ne fait que commencer.