Jimmy P. – Psychothérapie d’un indien des plaines

par | 2013 | 2013, Chronique de Cinéma

Jimmy P., psychothérapie d’un indien des plaines,

 

En 1948, l’ethnologue et psychanalyste Georges Devereux prend en thérapie un militaire américain d’origine indienne et écrit un livre sur le déroulement de sa cure. Plus de cinquante ans plus tard, le film d’Arnaud Desplechin intitulé Jimmy P., psychothérapie d’un Indien des Plaines, prend pour fil conducteur cet ouvrage. La surprise est excellente : par certains côtés, ce film rejoint des conceptions très actuelles, notamment sur la valeur à accorder aux rêves et sur les conditions d’une relation réussie entre thérapeute et patient. Mais il témoigne aussi d’une époque où la place du thérapeute comme commanditaire inconscient des rêves de ses patients était ignorée, et où les effets du transfert dans une relation thérapeutique était largement sous estimés…

 

Une nouvelle interprétation des rêves

Jimmy Picard (joué par Benicio del Toro) travaille depuis son retour de la guerre dans le ranch dont sa sœur est propriétaire. Mais il souffre de malaises  inexpliqués, associant de violents maux de tête, des troubles visuels et des palpitations cardiaques, qui le paralysent de terreur. Sa sœur le convainc d’aller consulter et il est hospitalisé au Winter General Hospital de Topeka (Kansas), où étaient pris en charge les vétérans de la seconde guerre mondiale souffrant de troubles divers.  Ses malaises semblent en effet en lien avec une chute d’un camion militaire qui roulait sur une route défoncée. Mais après de nombreux examens, il s’avère qu’il n’existe pas de substrat somatique aux maux de Jimmy Picard. Le diagnostic s’oriente donc vers ce que l’on appelle aujourd’hui un syndrome subjectif des traumatisés crâniens. Jimmy Picard, lui, tente d’échapper à la souffrance et à l’angoisse qu’il ressent  par des fugues pendant lesquelles il s’alcoolise plus que de raison.  Le handicap est manifestement si grave qu’il se voit reconnaître le droit à une pension d’invalidité. D’autant plus que des examens psychologiques semblent également indiquer un risque de psychose. Le médecin directeur, conscient que l’origine indienne de Jimmy P. tient peut être la clé de certains de ses troubles, décide de faire appel à un vieil ami à lui,  Georges Devereux.

Georges Devereux (joué par Mathieu Amalric) débarque donc au Winter General Hospital. C’est un original marginalisé au sein de la profession, mais qui a vécu parmi les Indiens Mohave auxquels il a consacré une thèse. Le directeur de l’hôpital qui l’invite ne lui cache  pas que les opinions à son sujet ne sont pas fameuses : il a reçu deux rapports, l’un de la Société Psychanalytique de Paris (SPP) et l’autre de l’International Psychiatric Association (IPA) lui demandant de se méfier de Georges Devereux, qui n’est en effet ni psychiatre, ni psychanalyste. Il s’emploie d’abord à balayer la suspicion de psychose, et convainc le staff psychiatrique de lui confier Jimmy Picard pour une thérapie. Devereux va alors tenter avec lui de mettre en pratique une approche originale qui prétend concilier l’approche freudienne du rêve avec celle des sociétés traditionnelles.

La conviction de George Devereux est d’abord que les rêves ne nous parlent pas seulement de nos désirs comme le disait Freud, mais qu’ils tentent aussi d’ébaucher une réponse à nos conflits intérieurs apparemment insolubles à l’état de veille. Autrement dit, ils ne posent pas seulement les termes du problème, ils tentent aussi d’apporter la solution. Plus précisément, ils auraient la capacité d’anticiper, de façon imagée, et selon les lois qui leur sont propres, des solutions à des problèmes que nous n’arrivons pas encore à résoudre à l’état de veille. Et s’ils parviennent à ce résultat, c’est parce qu’ils ne prennent pas en compte les a priori qui habitent notre pensée consciente. Jimmy Picard est rongé par la culpabilité d’avoir eu une fille dont il ne s’est pas occupé et qu’il n’a même jamais rencontrée: ses rêves n’établissent pas seulement un lien entre ses maux de tête et sa culpabilité, ils lui indiquent aussi l’absolue nécessité de rencontrer sa fille afin de se mettre en paix avec lui-même. Un personnage masqué y représente sa propre difficulté à accepter de voir sa fille tandis qu’un autre personnage violent évoque sa propre violence rentrée. Il se voit lui-même dans ses rêves de telle façon qu’il parvient, grâce aux interprétations de Georges Devereux, à porter peu à peu sur lui-même un regard de l’extérieur. C’est du moins ce que l’on comprend, car Arnaud Desplechin semble plus intéressé par la mise en scène visuelle des rêves de Jimmy Picard que par la façon dont Georges Devereux les interprète…

La seconde conviction de Georges Devereux est que le rêve ne témoigne pas seulement des enjeux personnels du rêveur, mais aussi du contexte social et politique. Cette  voie a été inaugurée par Charlotte Béradt. En recueillant 300 rêves d’hommes et de femmes ordinaires pendant la montée du 3eme Reich, entre 1933 et 1936, elle a montré comment le régime hitlérien s’était infiltré jusque dans les rêves. Ceux ci témoignent en effet largement des conditions sociales particulières de cette période et des inquiétudes qui leur étaient liées. Son ouvrage, Le Troisième Reich des rêves, a du coup marqué un tournant. C’est sur cette même voie que s’avance Georges Devereux quand il interprète certains éléments des rêves de Jimmy Picard – comme la place qu’il avait pour sa mère et que prend sa mère pour lui – à la lumière de l’organisation culturelle spécifique de la tribu indienne à laquelle il appartient. Là aussi, Georges Devereux fait figure de pionnier. Les récits des rêves sont maintenant considérés comme une source légitime et privilégiée d’informations sur le passé, sans pour autant cesser d’en être une sur les désirs personnels de chaque rêveur. Franz Fanon, en France, a fait le même travail sur les rêves des colonisés, en montrant qu’ils témoignent autant de l’histoire de leur peuple que de leur inconscient personnel.

 

Les bienfaits du transfert

Après le statut à donner aux rêves, la seconde question qu’aborde le film d’Arnaud Desplechin est celle du transfert. Un moment clé dans la thérapie de Jimmy Picard est celui où Georges Devereux montre qu’il connaît partiellement la langue et les coutumes de la tribu indienne à laquelle celui-ci appartient. Son patient change alors immédiatement d’attitude et d’expression : « Vous savez cela, vous ?», dit-il, à la fois admiratif et étonné. Ce qui permettra plus tard à Jimmy P. de dire : « Les Blancs ne nous aiment pas ». En montrant qu’il connaît les coutumes indiennes, Georges  Devereux de désolidarise du groupe des Blancs méprisants et persécuteurs, et cela lui permet d’établir un lien de confiance qu’il eut peut-être été difficile d’établir autrement. Toutes proportions gardées, Jimmy P. est un peu par rapport aux soignants américains dans la posture de ces anciens Harkis que les médecins français devaient prendre en charge après la guerre d’Algérie. Le sentiment d’être méprisé depuis des générations incite le malade à penser que la culture dans laquelle il a grandi n’est ni connue, ni reconnue par celui qui prétend l’aider, et le désir d’être guéri par lui se mêle à une forte charge agressive à son égard. Par ses questions, Georges Devereux établit des conditions de confiance qui vont permettre que s’organise un transfert. Bien sûr pas un transfert au sens où Freud en parlait. Pour le fondateur de la psychanalyse, le mot désignait en effet le fait de faire jouer au thérapeute un rôle de père ou de mère. Il s’agit ici bien plus d’une alliance de travail dans laquelle chacun reconnaît ce qu’il peut recevoir de l’autre… et lui donner.

Cette alliance fut d’ailleurs d’autant plus facile à établir entre Devereux et Picard qu’ils se trouvaient placés par les conditions de leur rencontre dans une grande dépendance mutuelle. Le premier avait été appelé au Winter General Hospital pour s’occuper d’un seul patient une heure par jour avec l’obligation de le guérir pour obtenir au sein de cet hôpital l’emploi stable dont il rêvait. Quand à Jimmy Picard, Devereux lui avait été présenté comme le seul thérapeute susceptible de le guérir. Bref, ils devaient réussir ou échouer ensemble ! On comprend que dans de telles conditions, une relation très particulière n’ait pas tardé à naître. Et Devereux fit même tout ce qui était en son pouvoir pour qu’elle s’établisse.

Dès la première séance, il interroge Jimmy sur la façon dont son accent peut le déranger : « Est-ce que mon anglais vous dérange ? » De même, il lui montre les notes qu’il prend en séances et répond à toutes ses questions. Il regarde également avec attention et curiosité les divers documents et photographies que celui-ci lui tend, et engage même des confidences sur des problèmes plus intimes, par exemple en signalant qu’il lui est arrivé de donner une gifle à une femme… Rien d’étonnant donc si après la première séance, il peut déclarer au médecin directeur qui l’a fait venir : « La sympathie fut suffisante » !

 

Un dénouement inattendu… mais logique

Il s’agit là, disions nous, de ce que Freud appelait une alliance de travail. On dirait aujourd’hui une relation intersubjective. Les gestes, les attitudes et les mimiques y jouent un très grand rôle, et des recherches qui ont comparé celles d’un patient et de son thérapeute ont montré que le sentiment d’une thérapie réussie était bien souvent associé à la coïncidence des unes et des autres. Plus étonnant encore, des recherches sur les zones cérébrales impliquées chez les deux protagonistes semble indiquer que leur similitude est bien souvent associée à un avis positif sur l’efficacité de la rencontre thérapeutique.

On peut imaginer que c’est en effet ce qui se passa entre Jimmy Picard et Georges Devereux, d’autant plus que l’anthropologue partageait avec son patient une histoire familiale marquée par un génocide, pour l’un la Shoah, et pour l’autre le massacre des Indiens d’Amérique. Plus encore, tous les deux avaient renoncé à leur identité première : le juif roumain Győrgy Dobó était devenu Georges Devereux pour se faire accepter, exactement de la même manière que Jimmy P. avait abandonné son nom d’indien pour devenir, dans l’armée, un soldat au nom parfaitement américain. Le moment où la relation entre eux se débloque est d’ailleurs celui où Georges Devereux demande à Jimmy P. son nom d’indien, différent de son nom américain. « Vous vous intéressez à cela, vous? » répond celui-ci. Georges Devereux décide alors de cacher son propre changement de nom et de répondre en mettant en avant sa curiosité pour les indiens. Pourtant, son accent étranger était probablement bien plus slave que français ! Est ce d’ailleurs la vraie raison qui le poussa à demander à Jimmy P. si son accent ne le gênait pas? Non pas un accent français, comme il le sous entendait, mais un accent slave, bien différent… et bien plus énigmatique chez quelqu’un qui se prétendait français ! Finalement, la question qu’aurait du poser Georges Devereux à Jimmy P. est celle-ci : « Cela ne vous gène pas que je vous parle en anglais avec un accent slave tout en vous disant que je suis français? ». D’ailleurs, sa maîtresse ne manque pas, dans le film de Depleschin, de faire remarquer à George Devereux ce mensonge et de lui en demander la raison. Il ne répond pas, bien sûr. Mais pourquoi tint-il autant à cacher à Jimmy P. qu’il était un rescapé de cette communauté juive d’Europe de l’est que l’intervention américaine – et donc celle de Jimmy Picard – avait eu justement pour objectif de sauver ? On peut imaginer que ce fut par peur de provoquer entre son patient et lui une proximité qu’il ne contrôlerait plus. Georges Devereux sait au fond de lui qu’il est Jimmy P., et il veut éviter que Jimmy P. se sente être Georges Devereux ! Il n’y réussira pourtant pas, et la symétrie entre eux sera la clef du dénouement de cette cure.

Jimmy Picard acceptera en effet de se déclarer guéri de son syndrome post-traumatique… et de perdre le bénéfice de sa pension d’invalidité. Mais du coup, Georges Devereux, fort de ce succès (ce n’est pas tous les jours qu’un pensionné militaire renonce à sa pension!) obtiendra un poste de thérapeute à l’hôpital… c’est-à-dire une sorte de pension ! On ne nous dit pas si les deux sommes étaient identiques et si l’armée se contenta de transférer un budget de la pension de Jimmy au salaire de Georges. En tous cas, la logique empathique initiée par Devereux aura porté ses fruits bien au-delà de ce qu’il pouvait en rêver. Un indien déclassé aura accepté de perdre sa pension et de retourner à sa misère pour qu’un juif lui aussi déclassé, qui avait accepté de partager un temps sa prison avec lui, obtienne une reconnaissance sociale et un salaire régulier.

Mais qu’on se rassure. Tout est bien qui finit bien. Jimmy Picard ne fut pas renvoyé à sa vie précaire dans le ranch de sa sœur : il reçut la proposition d’être embauché comme auxiliaire thérapeutique afin d’oeuvrer à la réinsertion de patients appartenant, comme lui, à des minorités ethniques américaines ! Il put alors, probablement, s’identifier au thérapeute qui l’avait guéri… Le destin de Jimmy Picard après sa cure est aussi riche d’enseignement sur celle-ci que le récit qu’en fit Devereux. Un historien nous racontera peut-être un jour ce dénouement.

 

 

 

 

Bibliographie

 

Devereux G. (1951) Psychothérapie d’un indien des plaines: réalités et rêve, Paris : Fayard, 1998.

Freud S. (1900), L’interprétation des rêves, Paris : PUF, 1976.

Tisseron S., Fragments d’une psychanalyse empathique, Paris : Albin Michel, 2013.