Real Humans – Voudriez vous un robot qui vous ressemble?

par | 2013 | 2013, Chronique de Cinéma

Voudriez vous un robot qui vous ressemble?

 

Que se passera-t-il lorsque nous aurons mis au point des machines imitant notre apparence et capables, comme nous, de faire la conversation et l’amour ? Nous seront probablement partagés, plus que jamais, entre les deux désirs qui habitent l’homme depuis les origines: le désir d’emprise qui le conduit à vouloir toujours mieux contrôler son environnement, au risque de réduire ses semblables au statut de simples machines ; et le désir de réciprocité qui lui fait parfois donner un âme aux objets inanimés. Alors, pris de panique, certains d’entre nous voudront se débarrasser de ces machines à la fois trop humaines et inhumaines… tandis que d’autres décideront de les considérer comme une nouvelle catégorie du vivant et de leur octroyer leur liberté. Telle est la fable que nous raconte la série télévisée suédoise Real Humans (en français 100% Humains), dont la première saison s’est terminée en juin 2013, et dont la seconde débute en octobre.

 

  1. Un laboratoire de la relation homme-robot

Disons le d’emblée : par certains côtés, Real Humans décrit un monde impossible. Des robots humanoïdes ultra perfectionnés y côtoient en effet des objets technologiques largement dépassés, comme un vieux téléphone à fil et à cadran chez la mère de l’un des héros. Or si de tels robots existent un jour, ce sera dans un monde totalement différent de celui d’aujourd’hui. Ils ne seront pas obligés de passer l’aspirateur, de conduire la voiture et d’aller à l’épicerie avec la carte bancaire de leur propriétaire pour y faire ses courses. Tout cela sera fait depuis longtemps par des robots invisibles comme ceux qui conduisent déjà nos métros et répondent sur nos smartphones. Nos aspirateurs glisseront seuls sur le sol à la recherche de la poussière, nos voitures se déplaceront seules guidées par des GPS, et nos réfrigérateurs communiqueront directement avec le supermarché sans que nous soyons obligés d’envoyer un humanoïde faire notre marché à notre place. Cela s’appelle l’Internet des choses (Internet of Things en anglais, ou encore IoT). Il inclut les terminaux communicants comme les ordinateurs et les smatphones, et les diverses machines telles que les véhicules automobiles, caméras de vidéo surveillance et compteurs électriques. Mais il va bien au delà en permettant la connexion de n’importe quel objet à l’Internet, et cela même si celui-ci ne dispose pas des composants électroniques requis pour une connexion directe : vêtements, pneus, emballages, etc. Il y avait déjà 15 milliards de « choses » ou «  things » connectées à l’Internet en 2012, incluant machines, terminaux connectés et objets. Il y en aura 80 milliards en 2020[1]. Bref, quand les robots seront parmi les hommes, ils communiqueront bien plus avec l’environnement non humain qu’avec ceux-ci !

Mais si Real Humans décide d’ignorer à ce point les étapes prévisibles du progrès technologique, c’est pour s’attacher à un autre aspect des choses : la relation que les humains pourront établir avec des créatures artificielles qui leur ressemblent en tout… la liberté en moins. Car ces robots là ne seront plus des outils, ils seront des miroirs.

 

  1. Qu’est ce qu’un robot ?

Pour l’essayiste américain Peter W. Singer, un robot est défini par quatre critères : il est une machine construite par l’homme, il possède des senseurs pour appréhender son environnement, il contient des programmes qui lui permettent de définir une réponse, et il a  les moyens de la mettre en œuvre. Cette définition permet d’inclure des systèmes fixes alors que d’autres définitions les excluent en considérant la mobilité comme un critère définissant un robot. Dans Real Human, les robots sont mobiles et semblables aux humains dont ils imitent un grand nombre de fonctionnalités. Ce n’est pas de la science fiction. Le professeur Hiroshi Ishiguro, de l’école polytechnique d’Osaka, a conçu un robot dont le contact oculaire, la qualité des expressions, la reproduction de l’épiderme et l’implantation capillaire sont inquiétants de vérité. Il a notamment conçu un clone à son image qui le remplace de plus en plus souvent dans des colloques : son visage est animé, et Hiroshi Ishiguro parle par sa bouche depuis son laboratoire grâce à une connexion Internet…

Les robots de Real Human – désignés sous le nom générique de « hubots » –  sont plus évolués encore. Ils sont capables de distinguer entre eux-mêmes et les autres, de raisonner à partir des possibilités offertes par l’environnement, notamment en termes d’espace et d’efforts nécessaires pour accomplir une tâche, de développer des attitudes et des comportements socialement adaptés et d’expliquer les raisons de leurs comportements. Pour nous faire comprendre la complexité des problèmes pouvant en résulter, les réalisateurs de Real Humans mettent en scène une famille : la famille Engman… dont le patronyme évoque étrangement « Endman », autrement dit « la fin de l’homme ». Il y a le père Hans, la mère Inger – dont le métier d’avocate va se révéler avoir une grande importance par la suite – et leur trois enfants : Mathilda qui travaille dans un supermarché, l’adolescent Tobias très préoccupé par sa sexualité, et enfin la petite Sofia. Mais il faut compter aussi avec la famille élargie : Lennart, le père de Inger, Roger, son frère, et Thérèse, le mari de celui-ci. Or tous, à leur façon, vont réagir de manière à la fois passionnelle et ambivalente à ces créatures qui leur ressemblent, et qui sont pourtant si différentes d’eux.

Ce n’est pas étonnant. Un robot ressemblant à un humain est rapidement angoissant parce qu’il évoque les zombies et les revenants. C’est ce que le chercheur en robotique Masahiro Mori a appelé Uncanny valley, qu’on peut traduire par « la vallée de l’angoisse d’étrangeté ». Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que l’homme n’a alors qu’une seule façon d’échapper à cette angoisse, c’est de décider que le robot est l’équivalent d’un être humain et de le traiter comme tel. La question n’est donc pas de savoir si le robot humanoïde deviendra un jour une créature réellement vivante, mais s’il sera possible à la majorité des êtres humains de le considérer autrement. Le problème est que cela n’empêche pas forcément le retour de l’angoisse. Et c’est exactement ce que nous raconte Real Humans. L’homme a créé les robots humanoïdes pour se simplifier la vie… et ils sont devenus rapidement sa principale cause de souci.

 

  1. S’attacher à un robot comme à un être humain

La petite Sofia prend Anita pour confidente. Lennart, lui, traite son hubot Odi comme son grand fils plutôt que comme une simple machine et renonce à lui faire passer les contrôles de sécurité, en pensant sans doute qu’il n’en a pas plus besoin que lui-même d’aller chez le médecin… Thérèse, elle, a acheté Rick pour qu’il lui serve de coach sportif, avant de découvrir à quel point son silence l’apaisait : « J’ai parfois l’impression qu’il me comprend bien mieux que mon mari ». Mais que fait-il donc pour cela ? « Il m’écoute, il me prend dans ses bras ». Cela rappelle l’histoire de ces personnes âgées auxquelles des chercheurs confièrent un robot chien. Après un mois, ils revinrent le chercher. Les personnes âgées dirent le regretter beaucoup. Elles s’y étaient attachées. Beaucoup d’entre elles en dirent même la raison : « Il me regardait quand je parlais et j’avais l’impression qu’il me comprenait ». Et certains ajoutèrent « Je savais bien que ce n’était pas vrai, mais j’y croyais quand même ». L’utilisation du robot domestique Paro confirme ces premières recherches. Le fait que Paro ait des yeux qui évoquent l’attention humaine est essentiel, ainsi que le fait de pouvoir le toucher. Toucher, c’est aussi être touché, et si le robot a des bras, il nous prend dans les siens au moment où nous le prenons dans les nôtres. Et si le robot ne se contente pas de nous écouter, mais qu’il nous répond, et qu’il peut devenir en outre un partenaire sexuel, la confusion flambe. C’est ainsi que Thérèse veut que son fils Kevin – dont Roger n’est que le père adoptif – reconnaisse comme nouveau père le robot Rick, qu’elle a pris comme amant. Quant à son amie Pilar, elle affirme avoir eu « le coup de foudre » pour un hubot qu’elle a « rencontré » au supermarché… entendons par là qu’elle l’y a acheté. Et puis il y a Tobias, tombé fou amoureux de Anita, et qui craint d’être un TransHumain sexuel parce qu’il « n’y a que les Hubots qui l’attirent ». « Je pense à toi tout le temps, je pense tellement à toi que ça m’empêche de dormir », susurre-t-il à l’oreille de Anita. Au point que son père l’emmène chez une psychologue à laquelle il déclare : « J’ai beau me dire que c’est une machine, ça ne sert à rien, c’est même pire ». Il y a enfin une dernière façon de s’attacher à un robot. C’est de vouloir retrouver en lui la mère qu’on a aimée enfant. C’est le cas de Léo. Tombé amoureux de sa jeune et séduisante baby-sitter robote à l’âge de 10 ans, il la retrouve inchangée quinze ans plus tard et devient son amant. Un robot ne prend en effet aucune ride…

Et bien sûr, plus le lien est fort, et plus il devient ambivalent. Roger n’a que haine pour les hubots qui prennent peu à peu sa place à son travail… mais il tombe finalement éperdument amoureux de l’une d’entre elles avec laquelle il rêve de finir sa vie ; son ami va voir des robotes prostituées… mais se méprise tellement de jouir avec « des machines », comme il dit, qu’il tente de se suicider ; Thérèse désire que son robot Rick prenne plus d’initiatives… mais finit par le débrancher parce qu’elle trouve qu’il en prend trop… Que des problèmes, vous dis-je.

 

  1. Traiter un robot comme un être humain

De tous les personnages de la série, le plus intéressant est incontestablement Inger (Pia Halvorsen). Elle n’aime pas les robots et elle a décidé que jamais l’un d’entre eux ne franchirait le seuil de sa maison. Il faudra donc que Odi, le hubot de son père, tombe en panne, et que son mari se charge de l’achat d’un nouveau pour qu’Anita (Lisette Pagler) entre dans leur maison. Et plus rien ne sera comme avant.

Tout commence par une querelle familiale autour de sommes d’argent mystérieusement disparues du portefeuille de Hans Engman. A table, la question est posée aux trois enfants, de savoir si l’un d’entre eux aurait « emprunté » cette somme. Devant l’incrédulité générale, Inger suggère que peut-être…Anita… Hans et ses enfants en rient en arguant qu’un robot de compagnie n’a pas tellement l’usage de l’argent. Mais Inger pose quand même la question. « Anita, savez-vous où est cet argent ? » Ce à quoi le robot répond oui, et emmène la famille ébahie vers un coffret caché sous le lit de Sofia. Celle-ci met Anita hors de cause en disant que c’est elle la voleuse, et Inger accuse sa fille de mentir pour protéger Anita. Mais Sofia insiste encore et Inger comprend qu’elle dit vrai, et qu’Anita n’y est pour rien. Alors elle se répand en excuses, demande pardon à Anita de l’avoir accusée injustement, bref, lui parle comme à une vraie personne… Les dés en sont jetés. Et lorsqu’Inger acceptera finalement qu’Anita reste dans leur famille, elle posera des conditions relatives à une personne et pas à une machine : « Je veux qu’Anita soit traitée comme un être humain », « Je ne veux pas qu’on lui hurle des ordres », « Les enfants feront eux-mêmes leur chambre », et… « Elle aura quartier libre à partir de 21 heures ». « Mais pourquoi quartier libre ? » demande à juste titre son mari Hans, « Que veux-tu qu’un robot fasse d’un quartier libre ? ». Et Inger de répondre : « Pour moi, c’est une question de dignité. Nous devons la respecter, c’est tout ». Un peu plus tard, elle emmènera Anita se choisir des bandeaux pour ses cheveux, échangera des vêtements avec elle, et s’attirera un commentaire acerbe de sa fille aînée Mathilda: « Tu ne vas pas faire comme toutes ces cinglées qui déguisent leur Hubot ». Mais Inger répondra en proposant d’emmener Anita dans le magasin où elle a été achetée « afin qu’elle sache d’où elle vient »…

Sommes-nous en pleine science-fiction ? Non, nous sommes bel et bien dans la réalité de la relation que certains d’entre nous sont capables d’entretenir avec une machine. Par exemple, parmi les soldats américains utilisant un robot démineur Packbot, certains lui donnent un prénom et en personnalisent l’apparence par des inscriptions ou en collant sur lui différents objets. Ils ont également plus souvent tendance à vouloir utiliser leur propre robot que celui de leurs camarades et demandent qu’il soit réparé en cas d’avarie parce qu’ils ne veulent travailler avec aucun autre. Au contraire, d’autres soldats désignent leur packbot par son matricule et acceptent plus facilement d’en changer : ils ne sont pas « attachés » au leur. L’introduction d’un nom incite en effet à prêter à la machine une personnalité propre dans la mesure où celle-ci est alors identifiée exactement de la même manière qu’un individu. Le problème est que cet attachement complique généralement les choses : il est souvent plus simple, et moins coûteux, de remplacer un packbot endommagé que de le  réparer.

 

  1. Faudra-t-il créer un « test d’empathie pour les robots » ?

Dans le même ordre d’idée, il est arrivé une aventure étrange à Mark Tilden. Cet ingénieur en robotique a construit un robot démineur en prenant exemple sur le corps d’un phasme, c’est-à-dire d’un insecte qui ressemble à un bâton à huit pattes. Son robot parcourt le champ de mine en s’arrêtant intentionnellement sur chaque mine qu’il trouve. Il perd ainsi à chaque fois une « patte » et continue sur le champ de mines jusqu’à ne plus en avoir. Tilden explique que le colonel de l’U.S Army en charge du programme n’a pas supporté de voir le robot se faire exploser une patte après l’autre, jusqu’à ce que, brûlé et endommagé, il se traîne jusqu’à la dernière pour exploser complètement. Ce colonel aurait même décrit cette épreuve infligée au robot comme « inhumaine ». On peut se demander comment il aurait réagi si le robot avait été anthropomorphe et s’il avait perdu sur chaque mine un prolongement qui ressemble à une jambe ou à un bras ! L’attitude de ce colonel face à la « souffrance » qu’il prête au robot-phasme est manifestement une composante de sa vie psychique. Un autre militaire aurait pu voir les choses autrement. Le problème est que la même attitude d’esprit chez un combattant de terrain peut l’amener à risquer sa vie pour sauver un robot qu’il considère comme son camarade de combat, alors que c’est une machine fabriquée en série !

Dans Real Humans, certains personnages, comme Inger, éprouvent beaucoup d’empathie pour les robots, tandis que d’autres n’en éprouvent absolument aucune. C’est notamment le cas des deux trafiquants de hubots et du patron de supermarché qui est leur complice. Le problème est qu’ils ne semblent guère capables non plus d’éprouver des sentiments pour les êtres humains… De ce point de vue, Real Humans simplifie hélas un problème complexe. Rien ne prouve que ceux qui établissent des liens d’empathie avec les humains en établissent aussi spontanément avec les machines ; et inversement, rien ne prouve que ceux qui établissent des liens d’empathie avec les machines en établissent aussi avec les humains. La preuve, ceux qui aiment les animaux n’aiment pas forcément les humains, comme l’a largement montré l’affection que les nazis portaient à leurs chiens, tandis que ceux qui aiment les humains n’aiment pas forcément les animaux ! Quoiqu’il en soit, pour éviter que des individus travaillant avec des robots n’établissent avec eux des relations de trop grande proximité susceptible de nuire à leur travail, il pourrait devenir rapidement nécessaire de sélectionner ceux qui en sont capables, et cela sans attendre l’apparition de robots humanoïdes ! Faudra-t-il pour cela envisager la création d’un « test d’empathie pour les robots » ? Cela permettrait en tous cas de déterminer ceux qui, parmi les humains destinés à travailler avec eux, sauront garder la juste distance, sans les haïr comme Roger, ni déclarer qu’ils sont ses enfants et vouloir les « rendre libres » comme Inger. Car la question risque bien de se poser très vite…

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

ATKIN, Marc S. (2011). « Making robots human », National Geographic, 66-85.

MORI, M. (1970/2012). « The uncanny valley (K. F. MacDorman & N. Kageki, Trans.) ». IEEE Robotics & Automation Magazine, 19(2), 98–100.

SINGER, Peter W. (2009). Wired for War, New York, The Penguin Press.

TISSERON, S. (1999). Comment l’esprit vient aux objets, Paris, Aubier.

 

 

[1] Source IDATE (Institut de l’audiovisuel et des télécommunications, ou DigiWorld Institute), septembre 2013.