Happiness Therapy – L’anti DSM

par | 2013 | 2013, Chronique de Cinéma

Happiness Therapy[1]

L’anti DSM

 

Le 22 mai 2012, a été présenté au Congrès annuel de l’Association de Psychiatrie Américaine (APA) la nouvelle édition du Manuel Diagnostic et Statistiques des troubles mentaux, ou DSM 5, destiné à donner une base de référence commune à tous les psychiatres du monde. Mais à peine rendu public, cette bible de la psychiatrie a provoqué des pétitions, des appels au boycott et des livres chocs de spécialistes dénonçant un ouvrage « dangereux » qui fabriquerait des maladies mentales sans fondement scientifique et pousserait le monde entier à la consommation de psychotropes… Le prestigieux Institut Américain de la Santé Mentale (National Institute of Mental Health, NIMH), le plus gros fournisseur de la recherche en santé mentale à l’échelle mondiale, s’en est même désolidarisé. Je ne sais pas si ceux qui ont conçu le DSM 5 avaient eu le temps d’aller au cinéma en 2012, mais s’ils avaient pris en compte le formidable succès de Happiness Therapy, ils auraient compris que le DSM 5 ne passerait pas. Non pas que ce film mette en accusation la psychiatrie et la pharmacologie, mais il fait pire: il indique joyeusement comment vivre sans… Deux cent cinquante millions de spectateurs dans le monde, plus d’un million en France, c’est une véritable mobilisation contre le danger d’une réduction des problèmes existentiels à des désordres biochimiques.

 

Un optimisme indéfectible

Rien n’y commence pourtant de façon heureuse. Le héros Pat Solitano (Bradley Cooper) est atteint d’une dépression bipolaire non diagnostiquée. Sous l’emprise de sa maladie, il a perdu sa maison, son emploi et sa femme qui l’a trompé avec un collègue de travail. Il se retrouve dans un hôpital psychiatrique dans lequel sa maladie est enfin identifiée et prise en charge. Au début du film, sa mère vient le chercher et signe les documents nécessaires pour pouvoir le faire sortir. Il se retrouve alors à emménager chez ses parents, avec l’obligation de ne pas s’éloigner de leur maison et l’interdiction de téléphoner à son ancienne épouse. Tout semble très sombre pour Pat Solitano, ce qui ne l’empêche pas d’afficher un optimisme à toute épreuve. De la même façon que Pangloss, dans le Candide de Voltaire, répète sans cesse que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes », Pat Solitano répète à qui veut l’entendre qu’il se sent bien et qu’il va bientôt retrouver son métier et sa femme. Bref, il n’a qu’un but : se reconstruire en renouant avec l’ensemble des repères qu’il avait avant la crise qui l’a conduit à l’hôpital.

Hélas, son diagnostic lui colle à la peau. Quoiqu’il fasse, il est suspecté d’agir sous l’emprise de la maladie… ou celle des médicaments. Car les proches d’un patient diagnostiqué malade mental sont toujours tentés d’utiliser ce diagnostic pour résoudre à leur avantage leurs difficultés relationnelles avec lui. Le père de Pat (Robert de Niro) ne perd donc aucune occasion d’évoquer le traitement de son fils aussitôt que celui-ci lui parle d’une manière qui ne lui convient pas. Maladie et traitement, deviennent l’explication causale universelle. Mais Pat ne tarde pas à retourner l’arme du diagnostic contre son père et pointe les bizarreries du comportement paternel : « C’est toi qui devrais aller voir un psy, avec toutes ces télécommandes que tu tripotes sans arrêt, tu souffres d’un TOC ! »

 

A chacun sa vérité

En fait, très vite, le spectateur s’aperçoit que chacun, dans le film, pourrait être épinglé d’une maladie mentale. Le père est un joueur invétéré et un superstitieux maladif. Il ne peut regarder à la télévision la retransmission des matches dans lesquels il a parié qu’en touchant des télécommandes avec une main tout en caressant de l’autre un mouchoir qu’il a investit du pouvoir magique de le faire gagner. « TOC » lui dit son fils, autrement dit troubles obsessionnels compulsifs. Mais rien n’y fait, ce père, interdit de stade pour des actes de violence, ne peut pas s’empêcher de croire que sa bonne étoile est liée à son carré de tissu et, plus encore à la présence de son fils près de lui. Du coup, la façon dont il s’attribue un rôle médical vis-à-vis de son fils alors qu’il n’est pas moins malade que lui conduit le spectateur à se demander si les médecins qui ont diagnostiqué et enfermé Pat ne seraient pas eux aussi un peu pareils…

Et les autres personnages sont à l’avenant. L’ami avec lequel Pat Solitano Senior partage sa passion a indiscutablement une addiction aux jeux d’argent. Les mimiques de la mère de Pat semblent montrer, sans que le mot ne soit jamais prononcé, qu’elle souffre d’un trouble anxieux qu’elle cherche à appaiser en se consacrant entièrement à des tâches culinaires. Le meilleur ami de Pat lui raconte en cachette l’angoisse qu’il éprouve d’être littéralement étranglé par son activité professionnelle. Et en effet, qui pourrait se targuer de n’avoir jamais connu un accès d’angoisse aiguë face aux demandes effrayantes de productivité, de disponibilité et de bonne santé exigées par les employeurs ? Sauf que les mimiques et les gestes de cet ami évoquent bizarrement les contorsions de la folie. Sa femme, elle, semble phobique. Quant à Tiffany, la jeune femme que rencontre Pat, elle souffre – ou jouit, chacun verra les choses comme il veut – d’une addiction sexuelle évidente : elle a couché avec les onze employés de son entreprise, aussi bien de sexe masculin que féminin, avant de se faire renvoyer par son patron « qui lui a tout mis sur le dos ». Sa rencontre avec Pat suit le même modèle. « Baise moi autant que tu veux, lui dit elle le premier soir alors qu’il l’a raccompagnée à sa porte, mais éteint la lumière parce que mes parents me surveillent à travers la fenêtre ».

 

Eloge du bon sens

Mais justement, aucun de ces possibles diagnostics n’est prononcé. Tout ce film est au contraire construit de manière à nous faire comprendre les difficultés de chacun à la lumière de ce que les américains appellent common sense, et les français le sens commun, ou encore le « bon sens ». Einstein disait de lui qu’il est « la collection de préjugés qu’un être humain a accumulés jusqu’à l’âge de 18 ans ». Mais c’est aussi un puissant instrument de solidarité sociale. Le sens commun est ce qui est justement communément partagé. Et parce qu’il est communément partagé, il est ce qui permet à tous les membres d’une communauté de se supporter mutuellement en relativisant leurs bizarreries respectives. Le sens commun est rendu nécessaire par la vie quotidienne et il s’oppose au jugement des spécialistes. O. Russell semble bien vouloir nous montrer dans ce film que les spécialistes n’ont pas forcément à s’immiscer dans le jugement quotidien et que le bon sens peut leur opposer une fin de non recevoir.

Bien sûr, il y a des pouvoirs en place qui visent à faire respecter les décisions psychiatriques lorsque le diagnostic de dangerosité est porté. Ce sont la justice et la police. Mais elles apparaissent dans ce film comme dépassées par les événements et bien mal servies par leurs représentants. Un ami de Pat interné par décision de justice se retrouve dehors à la suite d’incohérences administratives et le policier chargé de vérifier que Pat ne s’éloigne pas de chez lui se contente de le réprimander gentiment avant d’essayer de draguer Tiffany pendant son service. Pour le dire de manière plus explicite, cela signifie que la tolérance mutuelle aux bizarreries de chacun constituerait un socle de vie sociale bien plus ouvert et bien plus dynamisant que l’imposition d’une grille psychopathologique. D’ailleurs Pat retrouve son psychiatre parmi les supporters de son club sportif, le visage barbouillé de peinture de telle façon que si on le voit du côté droit, son visage est absolument normal, tandis que si on le voit du côté gauche, il apparaît entièrement peint en vert… Et il ne parait nullement gêné de rencontrer ainsi son patient, bien au contraire!

 

La liberté jusque dans la maladie

Chacun est donc libre de se montrer tel qu’il le désire pourvu que son comportement ne mette en danger personne et n’empiète pas sur les libertés d’autrui. Pat va ainsi à une invitation à un dîner avec un maillot de club sportif, et cela apparaît normal à chacun. Ses parents le trouvent plutôt bien habillé et les gens chez lesquels il se rend n’en sont pas plus choqués que lui. Les amis qui l’ont invité lui disent qu’il ne faut surtout pas évoquer avec Tiffany la mort de son mari. Mais Pat en parle aussitôt. Chacun, dans cette logique, a la liberté de développer ses propres troubles mentaux pourvu que ceux-ci ne constituent pas une atteinte à l’identité ou à la liberté d’autrui. D’ailleurs Pat, chez lequel une authentique dépression bipolaire a été diagnostiquée, ne prend pas ses médicaments. Obligé d’ouvrir la bouche pour montrer à l’infirmière qu’il a bien avalé son comprimé, il se débrouille pour le cacher si bien qu’il le crache trente secondes plus tard sur le carrelage de l’hôpital. Et une fois chez lui, il n’en prend évidemment pas plus.

Ce film se place ainsi dans une tradition américaine qui valorise l’état de nature contre l’envahissement des contraintes institutionnelles, dont le pouvoir psychiatrique distributeur de diagnostics et de drogues psychotropes n’est que le dernier avatar. Bien avant le développement de la psychopharmacologie, Henry David Thoreau revendiquait son droit à vivre solitaire dans une hutte à des kilomètres de la ville, refusant de recevoir du courrier ou de payer ses impôts. Aujourd’hui, il ferait probablement l’objet d’un diagnostic dicté par le DSM pour avoir revendiqué la désobéissance civile au nom du droit à suivre sa conscience. Henry David Thoreau a eu de nombreux successeurs et Happiness Therapy n’est pas le premier film qui évoque la manière de guérir d’une souffrance traumatique ou d’une maladie mentale sans médicament[2]. Mais son immense succès montre que cette idée, bien loin d’être en recul sous l’effet des formidables injonctions à nous faire consommer émanant des laboratoires pharmaceutiques, est plus vivace que jamais.

 

Petits arrangements relationnels

Si la voie des médicaments n’est pas la

panacée, que propose le film en échange ?

Revenons à l’histoire. Pat refuse les avances

de Tiffany en mettant en avant qu’il est

toujours en couple avec Nikki. On ne sait

pas si c’est parce qu’il a envie de le croire,

ou si parce que la rencontre avec Tiffany lui

fait peur. Toujours est-il que Tiffany, manifestement intéressée par Pat, va donner à

leur rencontre une tout autre orientation.

Elle lui proposera de servir d’intermédiaire

pour transmettre une lettre de lui à son

ex-compagne Nikki, et rédigera elle-même

la réponse de Nikki à Pat. Ce service fait

partie d’un marché qu’ils ont passé : Tiffany

accepte de servir d’intermédiaire entre Pat et

Nikki, et Pat s’engage, en retour, à participer

à un concours de danse avec elle. Mais c’est

aussi pour lui permettre de se changer les

idées, de voir la vie autrement, de croire en

lui… et en elle, et pour l’aider à rassembler

un peu les morceaux du puzzle de sa vie.

Toutefois, cette découverte d’une manipulation teintée d’altruisme ne fait que clore

la liste de plusieurs autres que le spectateur

est également invité à découvrir à la fin.

Ainsi, si Pat a croisé tant de fois Tiffany sur

son chemin, c’est parce que sa mère s’était

arrangée pour qu’il en soit ainsi. Le père de

Pat, de la même manière, décide de raconter

un mensonge à son fils sur la présence de

Nikki à la fameuse soirée où il doit danser

avec Tiffany, pour qu’il accomplisse cette

épreuve jusqu’au bout. Bref, nous découvrons finalement que tout s’est déroulé

d’une façon bien plus préméditée que nous

n’aurions pu le croire…

Alors, faut-il jeter toute la psychiatrie à

la poubelle ? Non, car ce film renoue finalement avec le message de la psychiatrie

sociale américaine étrangère à notre culture

française marquée par quelques personnalités, tels le psychiatre suisse Eugen Bleuler

(1857-1939) et le psychologue français

Pierre Janet (1859-1947)et une partie de

la tradition psychanalytique. Chacun peut

s’en sortir en rencontrant un tiers qui croit

en lui et l’accompagne un temps dans sa

« folie » comme le fait Tiffany avec Pat, et

aussi en faisant partie d’une communauté

assez solide pour absorber les excentricités

diverses de ses différents membres : accepter

le petit (et parfois gros) grain de folie des

autres est le moyen le plus sûr pour qu’ils

acceptent le nôtre. La fi n naïve – la rédemption par l’amour – est fi nalement porteuse

du même message. Personne ne reprend en

main sa vie tout seul : il faut la reprendre à

deux, voire à plusieurs… Bref, la solution

réside dans les liens.

C’est un conte, bien sûr, mais dont le succès interroge.

 

 

 

Bibliographie

Christopher Lane (2007), Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Paris, Flammarion, 2009.

Jonathan Franzen (2001), Les Corrections, Paris, Le Seuil/L’Olivier, 2002. 

[1] Un film de David O. Russell sorti en 2012.

[2] Citons Garden State (film de Zach Braff sorti en 2004) qui met en évidence le rôle joué dans notre société par les médicaments et leurs conséquences sur nos relations avec les autres, en particulier du fait des effets secondaires.